Les 1000 de Ménigoute, je connais, j’y ai participé deux fois en 2012 et 2013… Puis je m’en suis éloigné deux ans, et comme paraît-il l’assassin revient toujours sur les lieux de son crime, me voilà de retour. Le tracé est différent chaque année, c’est aussi l’intérêt de la chose, alors pourquoi vouloir changer ses habitudes quand elles sont agréables ? Au menu de cette édition, le circuit trace une diagonale ventrue au nord à l’aller en direction de Castres, et bombée vers le sud au retour pour revenir dans les Deux-Sèvres.
Il y a quelques semaines, la Super Randonnée des Côtes de Bourgogne avait mis à mal le vélo et le bonhomme. Devant des détails agaçants, une bonne révision s’imposait avant le départ. Et là, catastrophe, pas de miracle tout s’explique toujours ! La montée et la descente plus que laborieuse des plateaux sont dues à une manette sur le point de rendre définitivement l’âme… et mes trajectoires imprécises dans les descentes vertigineuses proviennent d’un jeu de direction rugueux aux billes carrées. Le diagnostic est pausé. C’est grave docteur ? Un peu, alors il faudra être prudent. Bref il y a du boulot, et comme j’ai envoyé mon stock de pièces « vintage » à la campagne par manque de place, il faudra faire sans pour cette fois ! J’essaye de régler au mieux mon passage des plateaux en attendant… Patatras, la chaîne refuse de redescendre, le levier cliquette dans le vide. Ça, c’est fait ; il faut que j’oublie le petit plateau, et par conséquent il faudrait que j’évite un bon coup de mou sur ce brevet tout de même assez vallonné !
Au rayon des catastrophes, reste deux grandes inconnues : les grèves – car sur mes trois trains je ne peux me payer le luxe d’en râter aucun si je veux prendre le départ – et la météo entre canicule et orages.
Jeudi 23 juin, réveil 4h du matin… plutôt nébuleux. A priori pas de perturbations SNCF annoncées sur mon trajet. Dans moins d’une heure je serais fixé, avec ma ligne de banlieue toujours en avant-garde le domaine des emmerdements ! J’attends le premier RER de 5h01. La fin de nuit urbaine est orange, pas une vraie nuit, même le nombre de voyageurs à quai contredit l’évidence. La banlieue se lève tôt. Croit-elle encore au mirage que l’avenir lui appartient ? Tous ceux dont le proverbe parle d’avenir, ces lève-tôt en ont entendu d’autres, des maximes plus modernes plus cyniques moins optimistes, parlant de vies ratées sans une Rolex avant 50 ans, de costards et du travail pour en avoir, de sans-dents et de travailleurs manuels forcément analphabètes. Où est donc leur place dans une époque indigne qui a perdu le sens de l’humain. Dans quels abîmes de servitudes se sont donc perdues les grandes idéologies progressistes ? Mes réflexions se noient, bercées par les secousses des vieux wagons rafistolés.
Descente du troisième train. J’arrive à Lusignan sans avoir réussi à me rendormir. Il faut que je pédale jusqu’à Ménigoute, pour refaire le même tronçon en sens inverse pour le départ officiel… et une troisième fois pour rentrer à Paris… Un grand classique de ce brevet ! Qu’importe, sur un 1000 on n’est pas à ça près… surtout en ajoutant les fois où je me perdrais certainement… On verra bien ! En attendant, je change de chaussures devant une nana attendant qu’on vienne la chercher. Elle me regarde mi-amusée mi-consternée. N’a-t-elle donc jamais vu personne changer de godasses le cul par terre dans le gravier ? Il fait déjà chaud. Quelques lambeaux de nuages forment une couronne sur les bords du grand bleu, et il fait déjà 25°C à 8h. Des têtes arrivent. Certaines connues, d’autres non. Nous sommes une dizaine au départ. J’abandonne mes vieilles godasses derrière l’abribus. Des baskets de vagabond qui m’ont servi ce matin – pas très réveillé – à ne pas me casser la gueule dans les correspondances entre deux trains. Cachées dans le feuillage, je les récupérerais sans doute au retour. Je ne les reverrais pas, rien de grave c’est fait pour, et de toute façon elles étaient toutes pourries… Mais j’en ai déjà trop dit, vous avez déjà un bon indice de la suite.
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10h pile, c’est parti. Sur ce genre de distance on trouve toujours du beau linge, on est entre gourmands de l’asphalte. Départ groupé qui le restera à peu près sur cette première étape. Petit à petit la route se fait plus vallonnée. Premier coup de chaud après Château-Garnier. J’ai bien bu, mais la soif est toujours là, tenace. Je m’arrête pisser. À ce kilométrage-là, d’habitude je ne me fais pas prier… et ce n’est déjà plus la première escale ! Ce matin le flot est modeste, orangé, je dois boire davantage. Cinq kilomètres plus loin, je rejoins Alain et Henri eux aussi à leur pause pipi. Nous faisons un arrêt rafraîchissement aux toilettes publiques de Mauprévoir. En tout début d’après-midi, les 30°C sont déjà dépassés. Après le printemps sans chaleur que j’ai connu dans ma banlieue parisienne, le contraste est saisissant ; l’été commence brutal. Pointage à Availles-Limouzine, un coup de tampon sur le carton jaune. J’ai toujours soif. J’hésite entre le Coca bien frais, le Perrier et le café. Je n’arrive pas à me décider. Avec la chaleur, ça sera Perrier pour refaire le plein d’électrolytes, et expresso pour réveiller le bonhomme.
En repartant, après Abzac je me laisse lâcher, trop chaud pour moi, je ne reverrais personne. La température monte vite, j’ai toujours du mal à supporter l’été brûlant. Je repense à ma Flèche de France Viroflay-Antrans de mars dernier, à sa neige et ses -5°C… Comme j’étais mieux ! Aujourd’hui le cadre est monotone. Les efforts ne sont pas insurmontables, mais le cerveau est aussi las par le thermomètre que par le décor. La gamberge gagne du terrain, pas bon signe. Par son paysage sa température et son profil, cette étape me fait penser aux alentours de Grace-Uzel sur le Paris-Brest-Paris. Le village de Brillac est en plein travaux de voirie. Prendre la déviation me fatigue. En traversant Lesterps, je ne vois pas la direction Brigueuil courtisée par la végétation. Je m’en rends compte assez tard, engagé dans une direction fantaisiste sur le mauvais tronçon de la D30. Demi-tour, retour sur Lesterps… où je mélange les noms de Brigueuil et Brillac. Et merde ! Je retraverse Lesterps pour la troisième fois, avant de trouver le bon chemin. La température s’est stabilisée autour de 37°C, étouffante. Les éoliennes prennent des allures fantasmagoriques de ventilateurs géants. Un peu plus loin, l’étang sur ma gauche est une invitation bien tentante. Je ressens l’envie furieuse de m’y jeter tout habillé… si je n’étais pas guetté par le temps. En deux heures j’ai bu mes deux bidons, et pourtant je n’avance pas bien vite. Deux litres et juste quelques gouttes d’urines bien orangées, c’est mal barré ! Le plein et les ablutions aux robinets des cimetières n’y font rien. Ma réserve de poudre pour les bidons fond à vue d’œil, elle ne tiendra pas les trois jours. J’ai beau me remplir d’eau, je n’arrive pas à m’hydrater. Je bois des litres et des litres, tout en ayant toujours soif. Rien n’y fait. Le « sel » fuit de partout, ma peau est une passoire. J’ai de larges auréoles blanchâtres partout sur le tissu : des gants au maillot, le cuissard est passé du noir au gris douteux ! Les électrolytes s’évadent par tous les pores. M’arrêter à l’ombre ne m’aide pas. Mes jambes ont du mal à me porter quand je descends du vélo. Je n’arrive à rien avaler, moi qui grignote d’habitude n’importe quoi sur les 4 ou 600 premiers kilomètres. À la moindre bosse je deviens essoufflé, je ressens des nausées, des débuts de vertiges. Le cœur plafonne dans les tours, bientôt les muscles des jambes se tétanisent. Se mettre en roue libre décuple le supplice. Ça sent la boîte en sapin ! Je n’ai jamais eu la moindre crampe musculaire, jamais, je ne connaissais pas jusque-là, mais c’est franchement atroce. J’ai l’impression que l’on me tire sur les jambes pour les arracher du corps. Avant de connaître la tombe, je m’arrête dans un coin d’ombre. Mes muscles tressautent, démentiels, comme dans ces films d’horreur où des aliens ou des vers géants courent sous la peau avant de déchiqueter leur hôte en ressortant dans un flot de chair et de sang ! Pas très rassurant tout ça, le cœur n’apprécie pas ce genre de plaisanteries : gros déficit en électrolytes. Dans ma sacoche j’ai des pastilles concentrées que j’ai eues en échantillon. Je les jette dans le bidon, elles forment des bulles joyeuses. Je bois pas mal, toujours à l’ombre. Des trains de grosses billes continuent à courir sous ma peau, le bleu des veines s’agite, mais la douleur finit par céder après un long moment. Je décide de repartir calmement, en attendant mieux, en attendant la nuit surtout. Les pastilles ont un effet limité et la douleur revient, supportable, à condition de ne pas s’arrêter de pédaler… et dire que je ne peux pas passer le petit plateau pour mieux mouliner. Je profite d’un ravitaillement à Saint-Junien pour me faire une mixture Perrier – Coca-Cola. Après quelque temps, un des bidons explose sous la pression du mélange gazeux. J’ai les jambes arrosées et le regard hagard. Un putain de bidon tout neuf ! Là où les anciens lâchaient la pression en faisant décompresser la tétine, sur le nouveau le bouchon s’est séparé en deux. Le remboîter n’est pas évident, et mes mains deviennent vite aussi poisseuses et collantes que les jambes. En ressortant du village, je dois me rallonger. Je reste sur la grande route passante dont la côte me semble interminable. En quittant Les Cars, la montée me paraît également fastidieuse. Dans un coin de terre, une borne EDF m’accueille et me sert de dossier. Je reste là, appuyé, les muscles dansant toujours la gigue. La fin de l’étape est proche. Je pointe en début de soirée à Ladignac-le-Long. Rien d’ouvert, je fais une photo en ressortant du village.
Je repars tout doucement en attendant la fraîcheur de la nuit… en espérant qu’il y en ait ! Le panneau Glandon me fait sourire, je voudrais les y voir, maintenant, ceux qui ont planté ce panneau ici ! Je me rappelle également le col du même nom, menant à la Croix de Fer dans le matin encore frais. Ce soir le contraste me semble surréaliste. Arrêt au cimetière de Challard pour faire le plein des bidons, une fois de plus, j’ai arrêté de tenir le compte. En face, pas de problème de chaleur pour elles, les grenouilles chantent à tue-tête. Le soir s’installe sur Ségur-le-Château. Des nuages de moucherons visent les yeux sous les lunettes, rentrent dans les oreilles. Inquisition dégueulasse. En direction d’Ayen, je perds une torche qui s’éclate au sol après avoir fait des pirouettes de lumière dans l’obscurité. Je scrute la nuit pour récupérer les pièces et les piles… il m’en manque une. Je ressors un accu. Pas rancunière, la lampe se rallume, je repars. Sur cette route dégradée, l’éclairage s’éjecte à nouveau. Cette fois je retrouve toutes les piles. Sans doute encore un effet de la Super Randonnée des Côtes de Bourgogne et ses routes improbables ! Il faudrait que je revoie d’urgence la fixation de la torche. En attendant, je fais une réparation de fortune à coup d’élastiques bien serrés. Les grillons chantent, heureux dans la nuit. Quand je traverse une poche d’air tempéré, j’ai l’impression que l’atmosphère est glacée, malgré la bonne vingtaine de degrés. Une belle grosse lune rousse s’est levée dans ma ligne de mire. Enfin un peu de douceur dans ce monde si ingrat aujourd’hui. Le Puy d’Yssandon se devine en ombre chinoise dans la nuit aux tons bleu gris. Même si cette étape m’a semblé comporter pas mal de descentes, la forme n’est toujours pas au rendez-vous. Le souffle est toujours court, les muscles dansent comme si les veines charriaient de l’acide sulfurique et les crampes reviennent pendant que j’essaie de faire tenir le vélo face au panneau d’entrée de Larche. La machine tient à peine mieux debout que moi, bancale sur l’espèce de passerelle de bois. C’est décidé, le bonhomme a assez trinqué, assez de conneries, je me rabats tranquillement sur Brive-la-Gaillarde pour prendre un train me ramenant sur Paris dans l’incertitude des grèves SNCF. Encore une année où la santé est aléatoire, fin de l’aventure, je ferai mieux la prochaine fois, promis !
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le parcours ICI