Et si on allait voir la mer ? Pour un bon banlieusard parisien qui se respecte, l’occasion ne se refuse pas. Et en plus y aller à vélo ajoute une touche d’exotisme bien tentante ! Traverser en soirée l’Ile de Noirmoutier devrait être assez sympathique, bien que l’idée de parcourir ces routes à grande circulation longeant la côte vendéenne ne me plaisent que moyennement. J’espère que mouliner sur les longs bouts droits et plats aura au moins l’avantage de me remettre les genoux en place – ou plutôt en forme – car ils sont assez récalcitrants ces derniers mois.
Vendredi 16 mai au soir, je me retrouve Gare Montparnasse à emballer sous quelques regards curieux mon vélo pliant, le Dahu-Dahon, qui me permettra de prendre facilement le TGV dans sa bâche de fortune. Une fois le vélo dans son linceul, ayant un bon moment d’avance, je laisse mon esprit divaguer quand j’entends un lointain » Bonsoir, excusez-moi, est ce que vous auriez un tire-bouchon ? ». La demande émanant de deux délicieuses jeunes filles, j’en conclu qu’on ne pense jamais assez à ce genre de détails… Ou alors peut-être que ce soir j’ai la tête de l’emploi… Non, non, je n’ai pas dit de poivrot ! Tant pis, bonne soirée Mesdemoiselles…
Pas de grand casier dans le wagon, pourtant une fois plié, le vélo plié n’est pas si grand… Alors il finira échoué à moitié dans le couloir ; misère ! Je n’arrive pas à m’assoupir, le trajet ne dure même pas deux heures, mais est déjà bien assez long à mon goût. Un peu avant minuit, me voilà arrivé à Laval. Assise sur le marchepied du train, une jeune femme tire sur sa cigarette pendant l’arrêt, tout en me regardant attentivement remonter le vélo. La scène insolite semble l’amuser. Elle trouve que je suis courageux. Moi ? De quoi ? C’est éventuellement après qu’il faudra l’être, mais y a-t-il du courage à aller au-devant de ce qu’on recherche volontairement ? Je ne crois pas… De l’inconscience peut-être parfois, mais du courage est-ce que j’en ai vraiment ? Sans doute pas !
Le train allant repartir je lui souhaite un bon voyage, puis j’enroule soigneusement la bâche qui me servira pour le voyage du retour, et je la coince entre sacoche et potence… ainsi elle en verra aussi du pays… elle aussi ! Le point de rendez-vous du brevet est facile à trouver, il n’est qu’à deux pas de la gare. Je vais me cacher dans un petit recoin pour m’assoupir un peu en attendant le départ… près de six heures plus tard. J’ai peut-être trop lu Kerouac, Thoreau ou Nick Flynn. Qu’importe, le confort n’est pas un droit, c’est une récompense ! La méditation est l’amie du cycliste de longues distances, mais voilà, le sol froid de béton est bien dur. Faire de courtes pauses pour m’assoupir n’importe où, ça je sais faire, mais là, comme je suis installé pour un moment, c’est autre chose, alors je ne dors pas et médite moins que je ne voudrais. Les heures finissent enfin par s’écouler à leur rythme, aussi sirupeuses que mon impatience est grande. Les secondes se sont ajoutées les unes aux autres, s’agglomérant par exactes soixantaines. Petit à petit cette nuit blanche a construit ses propres briques de minutes, les assemblant lentement… Pour que finalement ce mur bien fragile cède devant l’assaut de l’aube. Une journée commence, nous allons pouvoir nous élancer. Le manque de sommeil sera aussi au rendez-vous de la nuit prochaine, mais ce sera bien différent, moins contemplatif, car cette fois il faudra penser à rouler !
6h, le départ est donné, il fait très frais. Nous sommes une bonne soixantaine, dont une petite poignée de vélos couchés, et un groupe qui fera le brevet en allure Audax. La traversée de Saint-Berthevin me semble laborieuse, mes pensées sont nébuleuses. Droit devant, la lune est encore bien haute dans le ciel. Son levé doit doit être laborieux, il ne faudra pas trop compter dessus pour le début de nuit prochaine. La route est tout de suite vallonnée, mais vent est favorable et les genoux sont juste raides. Tout va bien. Les toboggans s’enchaînent, après Saint-Poix tout est dit : je suis lâché, même les Audax sont passés devant, j’en suis déjà à ma première pause pipi, et les genoux sont devenus franchement douloureux. 8h, beau soleil, la température monte bien. Les 11°C sont agréables, je suis passé en Maine et Loire. La route poursuit son ondulation, les jambes tournent mieux, j’essaie de ne pas trop écouter mes genoux. À Pouancé, j’ai un moment d’hésitation puis retrouve la route de La Prévière. Je ne suis donc pas encore perdu, ça viendra sans doute plus tard ! La Loire Atlantique est déjà là, la Bretagne historique comme dit le pancarte… et qui va sûrement y retourner – ou pas – après la fumeuse réorganisation territoriale qui se précise. Nous sommes maintenant dans le pays des églises aux flèches de pierres effilées. En route vers La-Chapelle-Glain, un gros élevage de pintades de plein air criaillent joyeusement. Les bestioles continueront à s’entendre de bien loin dans mon dos. Les bosses commencent à s’aplanir. Je suis toujours bon public avec les panneaux, les associations d’idées stupides qu’ils suscitent ne font sans doute rire que moi. Je passe par Le Pont Gé puis La Joie. Nous sommes donc à une lettre, plus précisément à un »i » de l’orgasme. C’est facile, je sais ! Sur le chemin de Mésanger, je traverse un champ d’éoliennes, l’ombre des pâles me poursuit sur la route. Le pointage de Champtoceaux se précise, il faut grimper pour arriver au bourg, mais le panorama sur la Loire en contrebas en vaut la peine. Je me ravitaille à la boulangerie. Les yeux aussi de la boulangère valent le détour. En face, tout un petit monde rivalisant d’élégance rentre dans l’église pour y célébrer un mariage. Après la dégustation de mes pâtisseries, je m’attarde cinq minutes sur le banc avant de repartir. Plus personne sur la place, la cérémonie a commencé, alors je ne fais pas tâche. Je profite quelques instants de la musique et de la liturgie s’échappant par la porte restée ouverte. L’atmosphère est très reposante, mais il faut bien repartir.
Demi-tour. Les bords de Loire sont toujours aussi jolis dans l’autre sens, celui de la descente. La plaine a maintenant repris ses droits. Depuis un moment je croise à chaque coin de route des Jésus, des Saints, des Vierges et toute la clique… S’il y a bien un domaine où la parité n’a pas attendu les réflexions parfois grotesques de nos hommes politiques – et pourtant ça ne date pas d’hier – c’est bien celui de l’iconographie chrétienne. Le vignoble nantais fait sont apparition. Pour traverser Le Loroux-Bottereau j’hésite. Je suis la route au hasard, en me basant sur la position souvent centrale de l’église dans les villages. La déduction sera payante. À la Chapelle-Heulin, je passe devant l’attroupement des vélos du groupe à l’allure Audax arrêté à sa pause déjeuner… Je sais, c’est facile, mais je double rarement autant de participants à la fois ! Peu après la sortie du village, un monumental et moderne Christ de pierre embrasse le ciel ; je ne sais pas si c’est de sa faute ou non, mais la route est redevenue bien plate ! Tout début d’après-midi, il fait déjà 26°C. À l’entrée de Montbert, je fais un arrêt au cimetière, pour faire le plein des bidons et me rafraîchir un peu. Dans le village, je suis la direction Saint-Phillibert-de-Grand-Lieu. Quelque chose ne semble pas coller avec le tracé figurant sur ma carte, mais je flaire l’arnaque un peu tard. Au bout d’un moment, à la sortie du village, demi-tour pour ne pas finir sur la D117 qui se prolonge en 2 x 2 voies ! En sortie de Saint-Philibert, la vigne refait son apparition après un long moment d’absence. 15h, 30°C au-dessus du bitume, le petit vent ne rafraîchit pas. À Arthon-en-Retz, je prends la déviation de dernière minute prévue par l’organisateur – et passant par Chauvé – pour arriver tranquillement sur Pornic en évitant la D751 très fréquentée.
Plusieurs panneaux d’entrée de ville se succèdent, comme pour mieux nous faire patienter en attendant le centre-ville. Dans la station balnéaire, la circulation est assez dense ce milieu de samedi après-midi. Le beau temps doit aussi y être pour quelque chose dans la cohue de ce week-end. Les rues de Pornic y perdent un peu en charme, alors après avoir pointé et m’être ravitaillé dans une boulangerie, je ne m’attarde pas.
En repartant, retrouver la route des villages côtiers plutôt que de suivre les grands axes, n’est pas forcément évident. Encore beaucoup de gens dans les rues, il règne aujourd’hui comme un avant-goût d’été. Dans le fond des impasses, on peut apercevoir le ciel se superposant au bleu plus profond de la mer. Le littoral apporte enfin un peu de fraîcheur et de vent. Après Les Moutiers-en-Retz, il faut hélas rejoindre les grands axes, pas d’échappatoire. Je ne suis pas un grand amateur de ce genre de routes. L’entrée en Vendée est toute proche. Les étiers et marais formeront un paysage agréable pendant toute la descente vers l’Ile de Noirmoutier. Le temps passant, la circulation devient un peu plus calme après Beauvoir / Mer. Je connais le Passage du Groix, il est 18h, la marée basse est à 2h du matin, il n’y a donc aucune chance pour que la route soit découverte. Je continue en direction du pont… Au moins j’éviterai une bonne occasion de faire une bonne chute sur ce chemin glissant ! Juste avant L’entrée dans L’Ile de Noirmoutier, j’ai le droit à ma première crevaison… la première, comment dire… la première d’une si longue série ! La rustine ne colle pas, tant pis, je prends une autre chambre à air, et c’est reparti. Je retrouve le trio formé par les deux vélos couchés avec lesquels j’ai déjà roulé par moments. Ils font des merveilles pour remonter toute l’ile, en évitant la voie rapide dangereuse, et de toute façon interdite aux vélos. Trouver les pistes cyclables n’est pas évident… et elles ne sont pas toujours bien propres. Au moins cette fois je ne crèverai pas. Après l’arrêt pointage et Coca-Cola, il faut reprendre l’ile en sens inverse… Et j’aurai le droit à ma deuxième crevaison, par pincement de la chambre, dans la petite caillasse des travaux de voirie. Je me retrouve donc seul.
De retour sur le continent, la circulation sur les grands axes est maintenant tranquille ce début de soirée. Dans le jour baissant, une multitude d’insectes fouettent ma figure, j’en avale certains, en recrache la plupart ! Le crépuscule tombe sur Saint-Gilles-Croix-de-Vie. Je mouline à bon rythme sur les grands bouts droits cette nuit, quand un manque de pression à l’arrière me fait découvrir une troisième crevaison. La fuite est lente, mais il me faut regonfler toutes les cinq ou dix minutes. Je ne veux pas réparer ici, sur cette route au milieu de rien, je préfère attendre de trouver un endroit dégagé, un sol en dur et bien éclairé surtout. Mes arrêts Shadoks commencent à devenir lassants, je pompe toujours régulièrement… et même de plus en plus souvent, j’ai l’impression. La fuite doit s’agrandir. Juste avant d’entrer dans Talmont-Saint-Hilaire, j’utilise une autre chambre à air de secours. Toujours rien de planté dans le pneu, aucune déchirure, la jante et le fond de jante sont impeccables ; étrange. Je passe prudemment les travaux de voirie dans les rues la ville… je ne voudrais pas crever… pas encore une fois ! Nouvelle rapide pause Coca-Cola, et pointage à minuit dans le bar du village resté ouvert.
En reprenant le vélo, des clients du bistrot me disent : « Ils sont partis pas là » en évoquant les participants repartis au moment où j’arrivai. Finalement les deux petits plaisantins essayaient vraisemblablement de me perdre. Je m’en rends compte plus tard, fait demi-tour, repasse par la rue en travaux… et crève une nouvelle fois par pincement. Je ne suis pas un poids plume, mais tout de même, ça commence à faire beaucoup ! Et dire que je venais juste de réparer avant d’entrer en ville… mais je ne pouvais pas prévoir ces satanés travaux ! Le château est bien mis en scène de nuit, mais je me serais juste contenté de l’admirer en passant, plutôt qu’en réparant ! Je colmate les deux petites fentes de la chambre, et remonte la roue… qui continue à fuir. Et merde ! Je redémonte, toujours rien dans le pneu, mais une des deux rustines n’a pas tenu. Chambre, rustine, ou colle ; il semble y avoir comme une incompatibilité d’humeur sans tout ça ! Je commence à désespérer. Deux rustines revêches plus tard, inutile de continuer, j’arrête donc les frais. Vu comment c’est parti, autant en garder au cas où, pour un autre essai sur une autre chambre. Comme je ne trouve pas la crevaison lente dans l’autre chambre à air, j’en suis réduit à garder celle-ci… en faisant un nœud bien serré à l’endroit de la fuite. Je repars le trou bouché, mais à chaque passage sur le nœud, la roue cogne violemment le sol, répercutant le choc dans la selle et malmenant mes mains fragiles. 250km à supporter un heurt tous les deux mètres… la fin du brevet va être plutôt rude ! Pourvu que la chambre – et le reste du vélo – tienne bon, car je n’en ai plus aucune d’étanche. Malgré la belle lune qui commence à monter dans mon dos, la nuit n’est pas si claire et les étoiles sont bien peu nombreuses. Dès le début de cette étape, le ton est donné : c’est le retour du terrain vallonné. Je cherchais un brevet avec du plat et des petites bosses pour mouliner, alors de quoi je me plains ? À cause de toutes ces crevaisons, le cœur n’y ai plus vraiment. Ma progression est laborieuse, rythmée par les clong-clong-clong rapides qui m’empêchent de prendre plus de vitesse. Par contre, je suis étonné que tous ces sursauts de la roue arrière n’altèrent pas – trop – la tenue de route en descente ou dans les virages. En entrant dans Rocheservière, le village n’est pas éclairé. Je scrute la nuit à la recherche d’une boîte aux lettres pour envoyer ma carte postale de pointage. Heureusement, j’en trouve une de bien visible, inratable au milieu d’une petite place.
La température a bien baissé, il fait très frais, j’ai la goutte au nez, il est temps de reprendre la route. Après 80km de chaos continus, mes mains et les fesses en ont déjà assez, mais il faut bien repartir, il reste encore un bon bout de chemin… alors je me rassois sur mon marteau-piqueur ! Les genoux ,à leur tour, n’apprécient pas vraiment toutes ces vibrations. La circulation est quasiment nulle cette fin de nuit. Elle se passera sans envie d’endormissement, toutes les secousses y sont peut-être pour quelque chose ! À l’approche de l’aube, le cimetière en sortie de Vieillevigne dégage dans le brouillard une silhouette fantomatique à la beauté inquiétante ; une pure merveille qu’un autre moment aurait pu rendre parfaitement ordinaire. Pas frileuse, une automobiliste me double fenêtres grandes ouvertes, en brayant je ne sais quelles insultes dispersées par le vent. Son sillage est empuanti par une odeur âcre de cannabis… à se demander qui est le danger public ! Il s’ensuit une autre rencontre, encore plus surréaliste. Un homme se tient debout sur le bord de la route, immobile, à l’abri de l’ombre des grands arbres. Que pourrait-il bien faire là, se tenant au milieu de rien, un dimanche matin dans la pénombre et le froid ? La forme se précise, comme c’est la fin de ma deuxième nuit blanche, je pense que c’est le retour des hallucinations… Mais non, je passe devant l’homme en le dévisageant à la lampe frontale, étonné que sa réalité soit aussi la mienne… Il n’a pas bougé. Je ne saurai pas qui a trouvé l’autre le plus étrange ! À Clisson, je dois prendre une mauvaise direction dans la ville encore endormie, je me retrouve à Cugand au lieu de Gétigné, j’en suis quitte pour un petit détour. La matinée se passe toujours aussi rugueuse, au rythme des secousses de la roue arrière. La lassitude et la résignation, remplacent peu à peu la colère que j’avais à l’encontre de ce matériel défectueux. Dans le creux des bosses, je peux me mettre en roue libre le temps de donner un peu de répit à mon assise malmenée. Après Le Fuilet, j’évite le piège de continuer sur la D143 vers La Boissière / Evre, pour arriver directement à Bouzillé. Bien entendu ce nom de circonstance me fait sourire… allez savoir pourquoi !
En traversant Le Marillais, je passe devant le calvaire monstrueusement kitch, et qui a son doublon tout aussi affreux au fond du cimetière. Juste à l’entrée de Saint-Florent-le-Vieil, le nœud de la chambre à air, à force de taper violemment le sol depuis 150km, finit par exploser ! Il me reste à remonter la seule chambre qui me reste, celle avec la crevaison lente. Je mets un temps fou à trouver la fuite, la rustine colle moyennement, au point où j’en suis il faudra que je m’en contente. Même si je dois m’arrêter pour pomper sans arrêt (avant que ce soit pire… ), le point positif est que je n’ai plus de secousses qui viennent me délabrer insidieusement tout le corps. Mon seul objectif est maintenant d’arriver à rejoindre Laval aujourd’hui, si possible avant la fin du délai du brevet, et avant le départ du dernier train pour Paris… ce qui ne sera pas une mince affaire. La température et le ciel bleu de cet après-midi ne m’aident pas. Je commence à avoir de beaux coups de soleil. Avec la chaleur, l’appareil photo est cuit lui aussi. Je ne suis plus à ça près… Le spectre du BRM 400km de Creil n’est pas bien loin, mais comme je suis passé maître dans l’art de faire les nœuds, j’arriverai à bricoler la chambre pour la faire tenir tant bien que mal jusqu’à l’arrivée… avec bien entendu le retour des secousses infernales, car plus ça va, plus la chambre est courte, et plus la roue à un gros plat ! La fin de l’après-midi est interminable, vraiment. Les kilomètres s’égrènent un à un, au rythme des arrêts regonflage devenus incalculables. Je passe tout de même un peu plus de temps à rouler qu’à pomper… mais ça devient de moins en moins évident ! Le retour à Laval est aussi inespéré que tardif, à peine quelques heures avant la fin du délai maximum. Le BRM est validé, fin d’une aventure calamiteuse… Si injuste pour ce brevet qui ne le mérite pas, bien au contraire !
Le parcours ICI