S’agissait-il seulement d’une rumeur ? En tout cas cette idée a été abandonnée… tant mieux ! Le 1000 du Sud on y vient ou on n’y vient pas, mais si on y vient, c’est pour grimper !
Le 1000 du Sud, j’en ai rêvé. Surtout comme quelque chose d’inaccessible pour moi, d’impossible, hors de ma portée. Alors je remettais à chaque fois ma participation – et mon courage – à l’année prochaine… avec d’ailleurs une très grande lucidité ! Mais voilà, l’année prochaine justement, ce brevet se verra amputé de plusieurs bons milliers de mètres de dénivelé. Cette épreuve jeune mais déjà mythique y perdra-t-elle son âme en devenant plus accessible, je répondrais évidemment oui sans hésiter… mais cela n’engage naturellement que moi ! Vouloir rendre ce brevet, montagnard par nature, moins exigeant, équivaudrait à en faire à mon avis un 1000 ordinaire. Et même si les BRM sont plutôt rares sur cette distance, on peut toujours en trouver des plus plats… si le dénivelé fait peur. Et à moi, en tout cas je le confirme : il me fait peur ! Mais n’est ce pas justement en affrontant ses peurs qu’on grandit ? Plus sérieusement, bien que ce brevet entre lui aussi dans la catégorie « cyclotourisme », je mets des guillemets, car en ce qui me concerne, je n’aurais absolument pas le temps d’en faire, du tourisme. Aurais-je seulement le temps de m’arrêter pour prendre une photo de temps en temps, et pour espérer m’assoupir quelques instants ? Pas si sûr, mais ce n’est dans le fond qu’un jeu, et comme dans tous les jeux, on peut gagner… comme on peut perdre… Mais en tout cas il faudra jouer serré, car comme pour tout BRM de 1000 kilomètres, on est ici aussi confronté à l’immuable barrière des 75 heures. Si on la dépasse, tant pis, pas d’homologation, mais il restera quand même le statut de « finisher » et la fierté légitime d’avoir été jusqu’au bout… Mais encore faut-il y arriver… au bout, justement !
Bref, tout ça pour dire qu’il est fort possible que je finisse hors délais, voire que je ne finisse pas du tout, vu ma médiocrité laborieuse à grimper les cols ! Bien entendu, je vais quand même essayer de faire de mon mieux pour terminer dans les temps. Comme l’organisation nous attend jusqu’au lendemain, on a la possibilité de finir tranquillement, à condition d’en avoir encore la force et l’envie !
Résumons : 1000 km, 75 heures maximum, et pour cette année : 23 cols pour 17000m de dénivelé . Voilà ! Quatre chiffres difficilement conciliables, le 1000 du Sud n’est pas n’importe quel 1000, c’est la grande aventure, et même pour être exact : LA Grande Aventure, et contrairement à d’autres 1000 auxquels j’ai pu participer, ce n’est même pas la peine ici d’espérer le boucler en deux jours et demi, pas pour moi… même pas en rêve. Ce brevet se mérite, et se déguste lentement… très lentement !
Samedi 30 août, comme d’habitude Brestille, ma fidèle randonneuse titane est toujours partante moyennant un bon décrassage et surtout une soigneuse révision, ce qui peut toujours se montrer utile, sait-on jamais avec ma réputation de brise-tout ! Grand bien m’en a pris, car en fait un maillon de la chaîne était sur le point de se rompre, sans doute malmené lors de ma dernière sortie de 800km à la rencontre du Galibier et de la frontière italienne. J’ai donc échappé de peu à la catastrophe. Une chaîne se brisant en pleine ascension de col est toujours du plus mauvais effet… Sans compter les conséquences de la chute fort probable, et de la perte de temps inévitable, malgré le fait que j’ai toujours de quoi réparer ce genre d’avarie. Conscient de ma poisse légendaire, l’incident aurait très bien pu se produire de nuit, la chaîne devenant introuvable dans la pénombre… car ayant bien entendu dévalé le bas-côté ! Fin du scénario catastrophe. Bref, je pensais à ce moment-là avoir échappé au pire…
Mardi 3 Septembre, demain c’est le grand jour, l’apogée de mon année cycliste 2013 : affronter le 1000 du Sud ! Mais en attendant, je travaille encore ce matin. Et ce matin n’est évidemment pas un jour ordinaire, ce serait trop simple. Je chute lamentablement en faisant un gros écart, pour éviter un sale môme venu se jeter sous mes roues. Selon les lois du hasard et de l’emmerdement maximum, cela devait arriver aujourd’hui. Je percute violemment le sol des poignets et des genoux. Mon coude gauche est un peu éraflé. Peu de sang, mais de grosses résonances et de bonnes douleurs aux points de rencontre avec le sol. Le temps que je me relève, cette saloperie de gosse s’est bien entendu volatilisée comme si de rien n’était. Quelle idée de vouloir se suicider un jour de rentrée scolaire ? S’il n’aime pas l’école, qu’il aille se tuer avec quelqu’un d’autre, c’est beaucoup plus efficace avec une voiture plutôt qu’un vélo. Tout fout le camp, même la logique la plus élémentaire ! Bon, j’espère que mon anti-inflammatoire préféré fera des miracles d’ici demain…
Mercredi 4 septembre, j’arrive un peu en avance pour achever mes formalités d’inscription. Près de 80 participants au départ, il y a du monde cette année. 8h arrive, chacun semble avoir hâte de partir. Les participants s’élancent en vagues successives. Je suis au départ de la troisième. Comme d’habitude dans les longs brevets, je trouve que le départ est pris trop rapidement. Je m’accroche tant bien que mal à un groupe de trois cyclos sur les quinze premiers kilomètres… puis lâche prise à l’approche de Châteauvert. Sur un 1000 – surtout s’il est montagnard – il faut toujours s’économiser, mais en étant lucide, je ne suis naturellement pas au mieux de ma forme après mon vol plané d’hier : les poignets me font mal, les genoux sont raides… Il faudra faire avec. À Barjols, je suis rattrapé par un autre trio, que je suis jusqu’à Esparron… ensuite ce sera en solitaire pour les 950km restants ! En passant par Saint-Paul-lès-Durance, avec un cri et de grands signes, je remets sur la route un randonneur allemand allant traverser le canal EDF. À partir de Mirabeau, c’en est fini de la plaine. Avec un parcours bien roulant jusque-là, j’ai une heure d’avance sur mon timing prévisionnel, mais c’est une fausse impression, la route a été facile, encore trop sagement plate, et pourtant je suis impatient qu’elle se gondole un peu. La température monte vite. Fin de matinée, 30°C passés, pas un nuage : l’après-midi ne sera pas froid. Dans la montée vers Grambois, les pins déjà chauffés par le soleil, exhalent une délicieuse odeur de résine tiédie. Au sommet de la côte, avec les feuillus l’odeur change, mais c’est toujours un délice pour les narines. Vitrolles-en-Luberon, ça se confirme : il faut dire définitivement adieu à la plaine.
Premier contrôle secret au sommet du Col de l’Aire Deï Masco. Premier col de franchi, pas le plus dur, mais en restant positif… il n’en reste plus donc que vingt-deux à affronter ! De quoi me rappeler aussi, avec humilité, que moins d’un dixième du parcours est fait, avec juste une bonne vingtaine de kilomètres passés à grimper. Ce n’est donc pas le moment de forcer, je n’en suis encore qu’au hors-d’œuvre. La température monte toujours, atteignant 33°C. Je suis en surchauffe. Je fais une pause au cimetière situé à l’entrée de Céreste pour me rafraîchir et remplir les bidons. J’entre dans Oppedette. Premier égarement en voyant sur l’itinéraire « à gauche après l’impasse ». Je me retrouve à sillonner les petites rues du village désert, écrasé par la chaleur. Les vieilles pierres sont jolies, les ruelles agréables, et la fontaine bien fraîche, mais comme tout fini en cul-de-sac, je me décide à rejoindre la D201 et son fameux panneau d’impasse. En fait il y avait une subtilité, il fallait prendre à droite juste au niveau du panneau, puis tourner immédiatement à gauche… La différence est ténue, je me suis fait piéger facilement. Fin de la première séance de jardinage sans trop de conséquences… Aucune importance, il y a des fois où on a plaisir à se perdre ! Simiane-la-Rotonde, la route grimpe bien jusqu’à l’intersection D18 / D18b, ensuite la fin de l’étape sera plate. Sur la gauche, à l’approche de Revest-du-Bion, la silhouette chauve du Ventoux se dresse fièrement dans son désert minéral. Décidément, au panthéon des cols cyclistes, je lui préfère sans conteste le duo Télégraphe / Galibier. Le soleil est toujours écrasant, j’ai du mal à supporter les fortes chaleurs sans nuages que nous aurons sur toute la randonnée. La fin de la première étape est proche, je fais une pause pour me rafraîchir et faire le plein des bidons à la fontaine Jeanne d’Arc de Ferassières, avant de me laisser glisser dans la descente jusqu’à Montbrun-les-Bains.
Montbrun-les-Bains, premier pointage donc, et pause Coca-Cola bien frais au Café des Tilleuls. Ensuite c’est reparti à l’assaut du Col d’Aulan. Dans la montée, un tracteur me double poussivement, charriant une énorme remorque orange remplie de lavande. L’odeur qui s’en échappe est délicieuse, mais une chose étrange retient mon attention. Le convoi ne semble pas rouler bien droit. Quelques instants plus tard, à une cinquantaine de mètres devant moi, la roue gauche de la remorque se met rapidement à osciller, à tourner franchement en huit, puis se couche sur la route. Tout va très vite. Trouant le silence, une grosse résonance métallique se fait entendre. La remorque s’affaisse brutalement sur l’essieu en faisant rebondir la roue, la remet à la verticale, puis naturellement en accord avec les lois de la physique, une roue est faite pour rouler… Alors elle se met à dévaler la pente ! Elle prend de la vitesse, la grosse roue de remorque fonce maintenant sur moi. Vu le poids que doit faire le projectile improvisé, je n’ai pas vraiment envie de me faire percuter ! Je ne sais pas quelle trajectoire prendre pour l’éviter. Finalement à quelques mètres, par je ne sais quel miracle, je suis sauvé par une aspérité dont le bitume a le secret. La roue se détourne, et va filer dans le ravin en contrebas, dans des bruits de craquements de végétaux secs. Tant mieux pour moi, tans pis pour l’agriculteur ; je pense qu’il ne reverra jamais sa roue. De toute façon l’homme ne semble pas s’en inquiéter, il poursuit sa route complètement de travers, ne s’arrête même pas, traçant son sillon clair et rugueux sur la route, mordant le bitume avec son moyeu au sol. S’arrêter ne changerait rien, et peut-être aurait-il du mal à redémarrer ensuite. Après cette belle frayeur, toute énergie semble m’avoir quitté. Mes jambes sont molles, en coton, la montée de ce col pas très difficile se finit pourtant lamentablement, dans le crissement métallique du convoi. Petite pause au sommet du col pour le rituel de la photo… et essayer de me remettre de mes émotions. Pourquoi ce genre de choses n’arrivent-elles qu’à moi ? D’un autre côté, de quoi je me plains ? Tout se finit toujours globalement bien, puisque je suis toujours là à vous conter mes péripéties !
Saint-Auban-sur-l’Ouvèze, me revoici en terrain familier pour franchir les cols de Peyruergue et de la Sausse, que je connais par leur autre versant. Depuis la descente du Col d’Aulan, le vent s’est levé et est parfois gênant. Fin du mercredi après-midi, j’arrive au sommet du Col de Peyruergue, les jambes toujours sans trop de vigueur depuis mon aventure avec le tracteur. Contrairement à ma Flèche Paris-Nice de juillet dernier, je vois ce col de jour… À vrai dire je n’avais rien raté, il n’est pas franchement d’une beauté renversante ! En repartant, je pensais pouvoir me ravitailler à Sainte-Jalle, mais cette fois la supérette est fermée. Je ne trouverais sans doute rien ce soir, mais en chemin pour Condorcet, je découvre finalement de quoi me réapprovisionner sur la N94. Je n’imaginais pas trouver mon bonheur sur cette grande route. Des tartelettes feront mon dîner, et le Coca-Cola, le plein de mes bidons pour cette nuit. La température est enfin retombée sous les 30°C. Saint-Férréol-Trente-Pas, je me rappelle du mauvais souvenir d’il y a deux mois dans le défilé rocheux, collé à la route dans la descente à 15km/h, tout en pédalant sous les bourrasques terribles, alors que l’orage se préparait violent. Rien de tout ça aujourd’hui, le vent est bien là sans être trop pénible, je suis dans le sens de la montée, mais tout va bien. Je franchis le Col de la Sausse à la fin du jour. Je suis toujours en terrain connu pour la fin de cette étape. Dans la nuit, rapidement mon éclairage est défaillant. Les batteries, pourtant neuves et bien chargées pour l’occasion, manquent déjà d’énergie. J’en ai toujours des jeux supplémentaires, mais je n’attaque jamais les réserves au début de la première nuit ! Étrange. Il faudra que j’arrive à me procurer des piles sur le parcours pour y remédier, mais où ? Le tracteur de cet après-midi ayant brillamment lancé les hostilités, décidément, je sens que je vais encore me retrouver dans une belle série de poisse dont moi seul en ai le secret ! Pour l’instant rien de grave, la D70 est un rêve de randonneur nocturne : des lignes blanches bien visibles, une route large et droite, un bitume bien lisse… même avec un éclairage défaillant j’y vois assez, que demander de plus ! Bourdeaux, cette fois abordé de nuit, a complètement changé de physionomie. Cependant, je retrouve facilement la fontaine que je connais, située un peu à l’écart de la route principale, pour y remplir mes bidons. Les grillons ou les cigales – je ne sais pas, je n’y connais rien, je suis parisien – sont joyeusement bruyants dans l’obscurité. Après le Col de la Sausse, cette fin d’étape est très roulante. Même le très facile Col de Lunel est passé sur le grand plateau – qui n’est pas bien grand avec ses 40 dents – c’est un exploit pour moi ! J’arrive à Crest avec deux heures et demie d’avance, je grappille lentement du temps de manière régulière sur mes prévisions, tout va pour le mieux !
En centre-ville, un petit groupe de randonneur est attablé à la pizzeria. Je n’ai pas le temps de me payer un tel luxe. Pour moi ce sera pointage et expresso… puis c’est reparti. L’obscurité règne, c’est la lune nouvelle. Il ne faudra donc pas trop compter dessus pour voir quoi que ce soit malgré des nuits sans nuages, alors je profite de l’arrêt pour changer mes batteries… et retrouver un éclairage digne de ce nom. La route, cette maudite portion de D538 tellement fréquentée de jour et qui m’avait paru un véritable enfer sous la pluie, est si tranquille cette nuit. À l’approche de Chabreuil, les lumières de Valence se dégagent sur la gauche. Je ne suis finalement pas si éloigné du monde des Hommes. Une fois dans le village désert, je dois sûrement rater quelque chose dans le centre-ville, puisque j’en sors par une mauvaise route. Plutôt que de retenter ma chance dans le bourg, au risque de tourner en rond pour finalement en être rendu au même point, je préfère continuer et rattraper la bonne route un peu plus loin. Dans un cas comme dans l’autre, j’en suis donc quitte pour un détour, alors mon avance se réduit de trente minutes. Rien de grave, mais il faudrait que je fasse attention. Le 1000 du Sud est une épreuve sur laquelle le temps est compté, je ne peux pas me payer le luxe d’en perdre, ni de me perdre ! De retour sur le bon chemin, les lumières de Romans-sur-Isère se dégagent maintenant sur la gauche. Je suis rejoint par deux participants, qui apparemment n’ont pas eu de problème dans Chabreuil. Malgré ma première impression, ils ne sont pas bien rapides, alors je décide de les suivre. L’un d’eux doit avoir un passage à vide, l’autre semble l’attendre souvent, alors nous passons cette fin d’étape à jouer au chat et à la souris, nous doublant les uns les autres très souvent. Et voilà un tracé peu vallonné pour une courte étape bien roulante, mais les choses vont bientôt se corser à nouveau !
Nous arrivons tous trois à Pont-en-Royans en milieu de nuit, et nous arrêtons au panneau d’entrée du village pour y faire le pointage photo de rigueur. Un peu plus loin, j’en profite pour remplir mes bidons à la fontaine. Les autres continuent leur chemin, je me retrouve donc seul. En quittant la bourgade, tout de suite le décor est planté : cette étape grimpe ! Le vent se fait très présent après Chorance, puis se calmera lentement avec l’altitude. La montée vers le Col d’Herbouilly est pénible, même si je trouve toujours plus facile de gravir un col de nuit, l’obscurité masquant le dénivelé. Un bon replat vers St-Julien-en-Vercors permet de récupérer un peu. Vers le sommet, Sophie nous attend pour un contrôle secret… très attendu car on peut couper largement de La-Balme-de-Rancuerel à Villard-de-Lans, en passant par les Gorges de la Bourne ! Une bonne soupe me fait le plus grand bien en cette fin de première nuit. Les deux derniers kilomètres du col sont tout en faux plat, de quoi repartir tranquillement. La température de la journée n’est plus qu’un lointain souvenir, il ne fait plus que 8°C au sommet. Un peu avant l’aube, sur le tronçon de Villard-de-Lans à Lans-en-Vercor, je suis pris au piège d’un brouillard à couper au couteau. J’ai rarement connu une telle purée de pois. Je n’y vois absolument rien, l’humidité poisseuse qui colle à mes lunettes n’arrange rien. L’univers est devenu entièrement blanc et flou, la réalité est incertaine, impalpable et improbable. Je suis glacé, quelques degrés ont dû en profiter pour s’évaporer dans la nébulosité. Je n’en mène pas large dans la circulation matinale qui commence à réapparaître. Après Lans-en-Vercor, les choses se calment, le coton s’effiloche, le jour renaît. Faisant suite à une nuit blanche sans aucun problème d’assoupissement, l’aube se lève ce jeudi matin sur les chaînes montagneuses faisant face à l’agglomération grenobloise. Le gris-bleu minéral sur fond orangé est magnifique.
À vrai dire, je pensais me perdre en passant par la banlieue de Grenoble… Et ce qui devait arriver, arriva ! En redescendant des hauteurs, je ne trouve pas de direction Sessins, et arrive à Seyssinet. En parvenant à rejoindre Seyssins, je ne trouve pas la rue de la Lune, tourne un bon moment pour arriver dans Claix, rate la rue du 11 Novembre, fais demi-tour, ne m’égare miraculeusement pas jusqu’à Varces… où je me perds une dernière fois à la recherche du Gros-Chêne, dont je ne verrai jamais ni la direction, ni l’ombre d’une feuille ! Résultat, j’ai perdu quasiment toute mon avance, fondue comme neige au soleil… Il faudrait que j’arrive à reprendre du temps, mais ce n’est sans doute pas la nuit prochaine que je pourrai dormir. Saint-Georges-de-Commiers marque le début de l’ascension vers le Col de la Festinière. Mes genoux n’apprécient pas ce début de montée, de raides ils redeviennent douloureux. Ils auront droit à leur massage anti-inflammatoire au sommet du col. Je me ravitaille en fin de matinée à la supérette de Valbonnais avant de repartir pour le terrible Col de Parquetout.
Jusqu’à Les Angelas, la montée ne ressemble à rien. Le profil semble hésiter, faire diversion pour mieux cacher la suite, cruelle ! Le pourcentage varie sans cesse, oscillant de 0 à 14 %, en passant par tous les degrés possibles, avant de se stabiliser autour de 12 %. Après Les Angelas, la montée change de visage, devient encore plus éprouvante, sans répit. Tout à gauche sur mon modeste développement de moins de 2m, je suis pourtant scotché à la route à 4,5km/h… 5,5 aux moments les plus rapides ! Mes poignets n’apprécient pas de tirer sur le guidon et mes genoux sont à leur maximum, très douloureux. Je crains le pire, pourvu qu’ils tiennent bon. Je sais que je n’ai aucun moyen de m’arrêter, sinon impossible de redémarrer avec une telle pente. Tenir debout aussi lentement sans tomber est déjà presque un exploit ! Je sers les dents, chaque tour de roue donne une avancée insignifiante, ridicule. Mais dans le fond, progresser, même de façon dérisoire, a toujours fait rapprocher du but. Les mouches qui ne me quittent pas depuis le pied du col, commencent à sérieusement m’exaspérer. Pas moyen de les distancer, je suis une victime de choix pour les insectes, et je le resterai dans toute la montée, saletés de bestioles ! Je suis surpris de ne pas chuter à rouler si poussivement en côte. Seul point positif, la plupart de l’ascension se fait à l’ombre des arbres, il ne manquerait plus que la canicule s’en mêle ! À trois reprises, je n’en crois pas mon altimètre, qui indique 17 et jusqu’à 20 %… mais ils doivent sans doute être bien là. En appuyant sur les pédales je me passe en boucle les paroles de Popstitute d’Indochine. « … Oh par ici. Juste envie d’aller faire un tour en enfer. We want to be alive. Juste envie d’essayer un tour au paradis. We want to be alive… ». La montée est tellement rugueuse que les deux ou trois moments où le pourcentage descend à 8 % j’ai l’impression d’être dans un replat ! Je persiste encore et toujours pour ne pas mettre pied à terre, j’écrase les pédales plus que je ne les tourne, mes genoux se grippent sous la pression. Je plaque fermement ma paume sur la rotule pour la décoincer, atténuer la souffrance, plus rien n’a d’importance… puis alors que je ne m’y attends plus, après une éternité, le sommet est enfin là, comme irréel. Un nouveau contrôle secret est le bienvenu pour faire une petite pause après ce passage dantesque. J’ai bien mérité ma photo du panneau du sommet !
En repartant je profite du petit répit jusqu’au barrage du Sautet, avant d’attaquer le Col du Festre. Je le grimperai sans forcer, tout en douceur, j’ai encore besoin de mes genoux pour la deuxième moitié de la randonnée. Ce n’est pas comme ça que je vais regagner du temps, mais petit à petit la douleur se fait moins vive, le pédalage plus fluide.
Après le pointage à la Maison du Col de Festre, c’est reparti pour une descente très courte, pas de quoi récupérer avant d’avoir à regrimper. J’arrive au pied du Col du Noyer. Des nuages noirs très menaçants sont tout proches. Je m’attends à ce que la pluie tombe avec force et brutalité, mais non, en grimpant le col je change de cap, ce qui me permet de laisser le mauvais temps dans mon dos… mais il ne doit pas être bien loin. À mesure que je m’élève, le ciel redevient plus serein. La route chauve et aride est agrémentée d’une multitude de « Mort aux loups » écrite sous toutes les déclinaisons possibles. L’Homme doit-il donc toujours massacrer tout ce qu’il ne lui plaît pas, ou tout ce qui l’empêche de manipuler l’environnement pour le remodeler à son propre profit ? En basculant dans l’autre versant, le paysage change complètement, la descente se fait raide, dans une succession de lacets serrés reposants sur des murets de pierres adossés en flanc de roche. Le résultat est graphiquement magnifique… à condition de ne pas avoir le vertige. Monter par l’autre versant aurait été beaucoup plus sportif. Revenu momentanément en terrain plat, j’ai l’impression que la direction de la D945 et du plan d’eau dans St-Bonnet-en-Champsaur est assez alambiquée, on devrait sans doute pouvoir faire plus simple. La fin de cette courte étape ne pose pas de problème. Je fais mon pointage photo à la sortie d’une Ancelle déserte en ce début de jeudi soir, où je n’ai rien trouvé d’ouvert pour tamponner.
En repartant, j’attaque directement le Col de la Moissière qui n’est pas très difficile. En redescendant, la D614 est complètement défoncée et pas forcément évidente à suivre, pas terrible pour ce début de nuit. De Chorges à Sainte-Apollinaire, la montée pourtant pas si terrible me semble longue, monotone, sans doute à cause de l’obscurité et de son tracé rectiligne. Le sommeil me guette, mais n’aura pas le dessus. Par contre il terrassera le participant qui roulait avec moi depuis le Col de Moissière. Comme j’essaie toujours d’imaginer où se trouvent les contrôles secrets – c’est un jeu comme un autre pour faire passer le temps – je me dis qu’il y a moyen de couper pas mal de dénivelé en passant par la N94… donc un contrôle doit être prévu avant Embrun. Je vous vois venir, entendons-nous bien, n’allez pas en tirer de fausses conclusions ! D’une part je ne triche pas, d’autre part j’aime les contrôles secrets. Et oui, car sur les longs parcours, ils sortent un peu de sa solitude le randonneur qui n’a ni la chance, ni la capacité, de pouvoir rouler en groupe. Cependant, j’ai toujours peur d’en rater un, de contrôle secret. C’est ma grande crainte toutes les fois où je m’égare magistralement, alors j’espère que la sagesse des organisateurs fera toujours, qu’il ne s’en trouvera pas dans des endroits trop piégeants. Effectivement, après Les Rousses, le voilà ce fameux contrôle pour une pause bienvenue. Le parcours se poursuit ensuite sur une D9 plus étroite, avant de pouvoir profiter en fin d’étape d’une N94 calme, large et roulante en ce milieu de nuit. Au pointage photo de Guillestre, je sens que le sommeil est au bord des paupières, mais pas encore franchement là. J’hésite à faire une pause maintenant pour ne pas mettre franchement en route le besoin de dormir. Je me dis que l’effort pendant l’ascension du Col de Vars contribuera à me tenir éveillé… Alors après encore un changement de batteries pour mon éclairage – mon stock s’épuise étrangement vite, il faudrait que je vérifie l’état de mon chargeur – c’est reparti !
Le début de montée se passe bien : un pourcentage raisonnable, des yeux ouverts, un pédalage souple et régulier. Bref, j’attaque les 20km d’ascension tranquillement… Puis la présence d’une table avec ses bancs en bois se fait irrésistible sur la droite de la route, semblant être là comme pour me faire prendre conscience de l’étendue de la lassitude. Alors, je stoppe là ma progression pour y faire une pause le temps de m’assoupir quelques minutes. La température n’est pas trop fraîche, la nuit est assez noire, toujours pas de lune en vue, mais les étoiles semblent briller fort, plus fort que d’habitude. Effet de l’altitude, effet de la solitude ? Finalement tout à ma contemplation, je ferme à peine l’œil ! En repartant, je n’ai toujours pas froid. Les villages endormis, dispersés le long de la route du col, sont tous éclairés. Ils donnent un peu de vie à cette pénombre, de quoi se sentir un peu moins seul. J’y fais une petite pause à une fontaine pour remplir mes bidons. En prenant de la hauteur, un petit vent parfois insistant gêne un peu ma progression, mais rien de grave. L’aube approche, j’arrive enfin au sommet du Col de Vars. À part sa hauteur, ce col n’est pas si difficile que ça. Être à cette altitude, à plus de 2000m, juste pour le lever du jour, quel privilège ! Avant de redescendre, je m’accorde une pause pour m’assoupir quelques instants, vraiment cette fois, sur l’espèce de grand caillebotis situé juste à côté du panneau du sommet… que bien entendu je n’oublie pas de photographier. Trois heures pauses comprises pour venir à bout de cette montée, l’exploit n’est pas franchement extraordinaire ! Comme il ne fait que 6°C avec la venue du petit jour, je ne m’attarde pas. Il faut y aller, il faut redescendre avant d’être gelé.
La deuxième nuit est maintenant derrière moi. Les nuages apportés par l’aube s’effilochent vite, mais l’air restera frais et piquant jusqu’à 9h. En traversant La Condamine, un panneau indique la fermeture pour travaux du Col de la Cayolle pendant la semaine. Le passage est-il seulement possible à vélo ?… De façon irrationnelle, à mesure que je me rapproche, j’en viens à douter de plus en plus. Je m’imagine déjà faisant demi-tour, puis entamant ensuite un détour monstrueux… Alors qu’en fait, oui il y aura bien des travaux, mais les ouvriers me laisseront passer sans problème. Ce col me semble curieux, je n’y suis jamais passé à vélo, et pourtant j’en ai de fortes impressions de déjà-vu : ces gorges, ces ponts de pierres enjambant les ruisseaux et me faisant changer de rive régulièrement, cette cascade nichée au creux des roches, ce décor new age d’herbe rase et drue avec ces cailloux plantés dans une ambiance mystique où je m’attends à tout moment à voir apparaître des lutins ou d’autres créatures fantastiques… tout cela me semble vraiment si familier ! La chaleur montante et la contemplation, commencent à m’envelopper dans une sorte de douce torpeur, quand un vélo à assistance électrique en profite pour me doubler crânement… me tirant de mes rêveries, juste avant que j’en finisse vaillamment en danseuse avec ce magnifique Col de la Cayolle. Après la rituelle photo du sommet, je repars prudemment dans la descente très fraîchement gravillonnée. Forcément, les cantonniers n’auraient pas pu commencer par l’autre versant, celui de la montée, où ma lenteur ne m’aurait fait redouter aucun dérapage ! Je ne peux pas pleinement prendre de la vitesse, mais à mi-descente, je double finalement l’équipe de bitumage. Maintenant je peux enfin profiter de la descente sans craindre la chute, et récupérer sereinement jusqu’à Guillaumes… où la montée reprendra vers Péone et Valberg.
De nouveau, j’ai grosse impression de déjà-vu durant toute cette ascension. Il me semble connaître Péone, j’y suis passé en venant dans l’autre sens. Et effectivement, si le village est insipide dans ce sens, il mérite qu’en s’en éloignant un peu, on se retourne pour profiter de sa beauté ! Finalement, je connais bel et bien les environs, comme ce chemin vers Valberg qui se mérite par une très laborieuse montée toute en lacets. La forte chaleur, toujours au rendez-vous ce vendredi après-midi, ne me facilite pas les choses, mais je bénéficie d’un peu d’ombre. Au moment où les lacets se font plus serrés, pour tromper l’ennui et l’effort, je m’amuse à les grimper en puissance. Le va-et-vient ascensionnel rapide est agréable et euphorisant… mais la fin redevient ardue.
Après cette montée fastidieuse, je m’arrête à l’entrée du village dans une échoppe improbable – où tout bon citadin serait immédiatement révulsé et ressortirait ventre à terre – mi-supérette, mi-brocante, mi-boulangerie, mi-dépotoir ; où dans tout ce bric-à-brac inclassable… et surtout inclassé… je pense enfin parvenir à trouver mes fameuses piles, indispensables à l’éclairage de ma dernière nuit. Il y en a effectivement de toutes sortes, sans doute en grande partie périmées d’ailleurs – je dois vous avouer que je n’ai pas poussé le vice jusqu’à le vérifier – il ne manque naturellement que celles dont j’ai tant besoin ! Je repars donc de ce joyeux merdier avec seulement quelques belles bananes pour me consoler, ce qui n’est déjà pas si mal. Au moins les fruits sont d’une fraîcheur irréprochable ! Juste après, je rencontre le dernier contrôle secret, mal placé à mon avis, puisque situé après la jonction avec la D28. Il y avait donc la possibilité de couper par cette route – au lieu de prendre la D29 – et de ne pas avoir à passer par Péone. Je dis ça, mais je me suis fait photographier par les organisateurs sur la D29… Na ! Je redescend donc de Valberg pour attaquer presque dans la foulée le Col de la Couillole, qui n’est pas bien dur comparé à la montée qui vient d’être faite. Une très longue descente permet ensuite d’admirer les magnifiques et impressionnants massifs rocheux rougeâtres environnants… puis c’est la remontée vers le Col St Martin, et là, c’est une tout autre affaire. Je ne sais pas pourquoi, mais grimper ce col m’a paru particulièrement laborieux, le seul passage vraiment ingrat de ce brevet, et curieusement, même plus que le pourtant redoutable Col de Parquetout ! En fin d’après-midi, avant la fermeture des commerces je m’arrête à la supérette de La Bolline pour me ravitailler avant la nuit… et enfin trouver mes fameuses piles. Après une montée que j’ai trouvée sans fin, j’arrive enfin au sommet du col St Martin. Il ne me reste plus qu’à me laisser glisser vers Saint-Martin-Vésubie pour boucler cette étape en tout début de nuit.
À Saint-Martin-Vésubie, le pointage n’est pas évident, les rares commerçants encore ouverts sont soit en train de remballer la boutique, soit trop occupés pour un malheureux coup de tampon que je quémande… Je photographierai donc le panneau de sortie de la ville. Ici les routes deviennent étranges : les bornes kilométriques abandonnent le jaune ou le rouge pour devenir bleu, les « D » et les « N » se changent en « M »‘. La M2565 que je dois suivre en direction de Nice me donne parfois l’impression de tourner en rond. Les changements de cap sont fréquents, tout se ressemble dans la nuit, même berges de cours d’eau, même tunnels austères ou barbouillés de graffitis, même étranges bornes bleutées si insolites. Plus tard, j’hésite en cherchant l’embranchement M6202/M6102, pensant pouvoir trouver la D2209 de l’autre côté du Var, en traversant le vieux pont-passerelle métallique enjambant le cours d’eau… Ce qui bien entendu n’était pas une bonne idée. Demi-tour ! Je continue, aperçois une route nettement en contrebas, c’est peut-être la M6102, mais comment les deux routes peuvent-elles se rejoindre bientôt, avec une telle différence d’altitude ? La distance escomptée était finalement plus longue que me laissait penser la carte, et au bout d’un moment ma route plonge franchement à la rencontre de l’autre, c’est bien la M6102, je ne suis pas perdu. Pas pour cette fois !
Par contre, trouver Le Broc, comment dire… Ne fut pas vraiment une partie de plaisir ! Au départ les indications sont claires… puis plus rien. Je continue sur la route un bon moment, pas de Le Broc en vue. Les rares panneaux et bornes kilométriques que je rencontre m’indiquent des noms que je ne trouve pas sur ma carte, ça semble mal parti. Plus loin, une direction Carros village me fait comprendre que j’ai sans doute dû aller trop loin. Je rebrousse chemin, ne trouve pas d’autre route, décide de remonter jusqu’au pont Charles-Albert pour bien suivre à nouveau la description détaillée de l’itinéraire, pensant que j’ai raté quelque chose… Après avoir tourné bien en rond en retrouvant des panneaux Le Broc qui me font naviguer entre de gros ronds-points bien éloignés les uns des autres, je me retrouve finalement au point de départ. Je continue, espérant être sur la bonne route… et arrive au point où je croyais être perdu la première fois. Je regarde ma montre : 1h30 de perdu ! Le temps a filé à une vitesse incroyable. Je commence à désespérer. Faute de mieux, je persévère en continuant tout droit, je devrais bien arriver quelque part. Je passe devant un autre participant dormant dans le bas-côté. Je serais donc sur la bonne route ? Plus loin, dans la pénombre j’entends un « encore un vélo ! » s’élevant d’un jardin. Cette fois, je dois bien être dans la bonne direction. Pourtant, les bornes m’indiquent tout sauf Le Broc, c’est vraiment curieux. Faute d’autre solution, je continue, et après un très long suspense j’arrive enfin à Le Broc, mais ce n’est pas fini, il reste à trouver les fameux panneaux du centre-ville en direction de Vence et Bouyon. Surprise, apparemment le village est construit en flanc de montagne, car il faut grimper de nombreux lacets pour accéder au « centre-ville » qui n’existe pas vraiment. Le village semble au contraire constitué d’un lacis anarchique de petites rues étroites et d’impasses glissantes. Après donc un bon moment à tourner en rond, je trouve enfin le fameux panneau en direction de Vence.
Résultat, vous l’aurez compris, je ne suis plus dans les délais du tout ! Je n’en reviens pas, 2h30 à tourner en rond, je crois que je viens de battre mon record de jardinage nocturne ! Sur un brevet ordinaire ce ne serait pas si grave, mais là, c’est une vraie catastrophe ! Je n’étais déjà plus trop en avance, et me voilà maintenant franchement en retard. Pour couronner le tout, à Bouyon je suis terrassé par le sommeil, une pause de quelques minutes s’impose donc sur un coin de ciment. En me relevant, je suis surpris par les hurlements d’un chien venu là furtivement, et dans la panique je m’emmêle les jambes dans le vélo, le pédalier me mord sauvagement le mollet gauche d’une bien curieuse manière : pas avec les dents du plateau en classique arc de cercle, non, mais par une série de huit grosses griffures profondes et bien parallèles. La jambe est badigeonnée de cambouis bien noir, les griffures prennent du relief avec le sang bien épais s’en échappant, la chaussette se trouve bientôt nappée elle aussi par les dégoulinures rouge foncé. Très vite, la blessure au départ insensible, se met à me brûler de plus en plus. Je crois que ce samedi ne s’annonce pas comme un jour de chance ! À Coursegoules, j’ai de nouveau besoin de m’assoupir un instant. Si le sommeil s’en mêle, ce n’est pas comme ça que je vais arriver à rattraper du temps.
En repartant je me dis que le profil restant à affronter ne doit pas être extraordinaire, et qu’en forçant l’allure je peux peut-être réduire les écarts et espérer rentrer de justesse dans les délais. Je connais la route en direction de Castellane. Pour l’avoir parcourue dans l’autre sens, je sais qu’elle est assez roulante, alors du nerf, on y va ! Au loin, droit devant, les éclairs zèbrent le ciel, il ne manquait plus qu’un bon orage pour couronner le tout ! À Gréolières, je dois céder une dernière fois à l’assaut du sommeil. Encore un peu de temps perdu, ça commence à être franchement désespérant ! je repars ensuite au plus vite. L’avantage de la nuit est de me masquer la corniche abrupte et verticale sur laquelle je roule, et autre avantage, dans ce sens je ne suis pas du côté du vide, donc tout va bien : le vertige se tient à l’écart. Par contre, le village y perd beaucoup en beauté, je ne peux pas apercevoir toutes ces maisons semblant comme accrochées littéralement dans le vide, dommage. Thorenc, La Ferrière, Caillon, Malamaire, je mène bon train sur cette D2 vallonnée, fraîche et boisée. L’air humide et vivifiant me fait du bien, l’atmosphère est celle d’un petit matin tonique, de quoi redonner de l’énergie. Avec le retour du jour, l’orage s’est éloigné laissant juste une route à peine mouillée. Pour une fois j’ai finalement un peu de chance. Malgré les gros rivets en cuivre de la selle me mordant cruellement le fessier depuis de très longues heures, je continue de m’accrocher à l’illusion de terminer dans les délais. Après un rapide calcul mental, j’ai déjà rattrapé un peu de temps, fantastique ! Il faut tenir bon, en suivant le même rythme ça devient jouable !
Le Col de Luens étant très facile, je devrais pouvoir encore gagner du temps… Sauf qu’à l’occasion d’une relance un peu musclée, j’entends soudainement un petit tintement cristallin de clochette, suivi d’un bruit rythmique de cymbale. Je comprends aussitôt qu’un rayon vient de casser à l’arrière, mais qu’il reste retenu par la ligature. Immédiatement, je suis submergé par un flot incontrôlable de sanglots nerveux, car je sais à cet instant qu’il est impossible que je rentre dans les délais. Et dire que depuis Coursegoules j’avais réussi à rattraper un peu de temps. Merde, merde, et re-merde ! Je suis en colère. Contre qui, contre quoi ? Contre moi sans doute, mais je n’ai pas le temps d’y réfléchir, ça tient plus de la rage à l’état pur. Je m’arrête, j’essaye de régler les rayons voisins pour dévoiler au mieux la roue. J’y vais tout doucement pour ne pas risquer la rupture d’un autre rayon, ce qui serait catastrophique. Pas moyen d’obtenir une roue qui freine convenablement tout en ne frottant pas aux bases du cadre très étroites. Je savais bien qu’un jour ou l’autre ce détail me jouerait un sale tour. Comme j’ai bien besoin du frein pour les descentes qui restent encore à parcourir, je suis contraint de repartir pour les 120 derniers kilomètres avec une roue frottant partout. Il faut maintenant que j’évite les trous et les relances, pour préserver ma roue d’autres dégâts. Pas facile de rouler en douceur avec une roue freinant en permanence, je ne suis pas à un effort près, mais il faut dire que ça fatigue son homme ! Heureusement, la fin de l’étape sera assez roulante, avec seulement quelques portions vallonnées de Pont-de-Soleils à La Palud-sur-Verdon, où je m’arrête pour le ravitaillement final, et le pointage à la supérette devant laquelle des personnes se demandent ce que peuvent bien fabriquer tous ces vélos qui passent et qui s’arrêtent depuis la veille. Je leur explique rapidement de quoi il en retourne avant de repartir pour la dernière étape.
Je me remets en route pour le facile Col d’Ayen que je connais depuis la Super Randonnée de Haute Provence. Je ne suis plus à trente secondes de perdues, alors je sacrifie donc à mon rituel de la pause photo au sommet. Le suivant, celui de l’Olivier, est un col fantôme : pas de montée, pas de panneau, pas de replat, rien. Il se cache mystérieusement, quelque part dans la descente. Croire qu’il suffit maintenant de se laisser glisser dans la descente pour finir le parcours serait une grave erreur ! Il reste en fait à affronter un interminable faux plat ascendant, et je dois me ménager des instants en roue libre pour soulager mon assise… et forcément, petit à petit je perds encore de précieuses minutes, les unes après les autres, hélas. Arriver à Aups demande quelques derniers efforts, surtout avec cet appui douloureux sur la selle de plus en plus insupportable. Je traverse le centre-ville dans le restant du remballage du marché de ce samedi matin. Les rues encombrées ne sont pas un problème, si ma mémoire est bonne je connais le chemin à prendre pour ressortir du village sans me tromper. En tout début d’après-midi, il me reste encore une vingtaine de kilomètres et j’aurai rejoint Carcès. Fin de l’aventure, fin d’une exigeante mais merveilleuse aventure, une fin avec un petit air de naufrage mais au moins j’aurais été jusqu’au bout !
En conclusion, je me pose une question : peut-on être heureux et déçu à la fois ? Cela pourrait faire un excellent sujet de philosophie pour passer le bac, alors à vos copies, vous avez trois heures ! Pour faire très court je répondrais oui, on peut l’être. En effet, je suis heureux d’avoir participé à ce fantastique brevet, et d’être arrivé au bout ; mais je suis aussi déçu d’avoir été à deux doigts de l’homologation, et d’avoir échoué à cause de stupides problèmes d’orientation, sans lesquels mon timing était très serré mais correct, y compris malgré mes problèmes mécaniques. La difficulté d’un 1000 du Sud tient donc plus dans les délais devenant très courts dès le moindre imprévu, plutôt que dans le dénivelé qui peut faire peur sur le papier, mais qui n’a rien d’insurmontable en réalité.
Pour finir avec un peu de poil à gratter, j’ajouterai : moralité, pour maximiser ses chances de réussite quand on ne fait pas partie de l’élite pédalante, le GPS devient obligatoire ; car sans perdre 5h à tourner en rond, je serais rentré largement (tout est relatif) dans les délais. Mais l’orientation ne fait-elle pas partie du jeu ? Savoir se diriger ne fait donc pas partie des qualités d’un bon randonneur (je n’ai pas dit que j’en étais un) ou doit-il seulement savoir pédaler bêtement ? La valeur d’un randonneur se juge-t-elle finalement à la qualité de ses gadgets électroniques ? Même s’il est adopté par le plus grand nombre et que la majorité a par définition toujours raison, le GPS est pour moi une facilité déloyale, mais puisqu’il faut vivre avec son temps et toujours aller vers plus de facilité, alors pour caricaturer, pourquoi ne pas autoriser les vélos à assistance électrique sur nos brevets ?
Un brevet formidable, des paysages grandioses, une organisation sympathique à la hauteur de l’événement, ce 1000 du Sud mériterait d’être plus connu… et surtout d’être plus osé. Venez vous y confronter, vous ne le regretterez pas ! Alors rendez-vous l’année prochaine ? Pour ma part, j’y reviendrai, c’est une évidence, mais je ne sais pas encore quand !
le parcours ICI