Ce brevet, je vais m’en servir pour affiner mes derniers réglages pour le Paris-Brest-Paris. Je n’avais pas prévu d’y aller avec mon prototype de randonneuse légère en 650B, mais comme il faut bien varier les plaisirs, autant changer de vélo, mais je ne le connais pas sur ce genre de distance. Départ tardif, parcours vallonné, kilométrage comparable – si on ne chipote pas pour 200km – il y a donc de quoi comparer ! Pas de vent, du soleil et une chaleur raisonnable, des nuits claires de pleine lune, la météo devrait être idéale… Restera alors juste à rouler !
Début d’après-midi, pour rejoindre le Nord depuis ma banlieue parisienne, il me faut enchaîner quatre trains… C’est le charme discutable et laborieux de voyager avec un vélo non emballé ! Paris, Gare du Nord, j’attends. Mon train s’affiche : quai 14, voiture 18 pour y monter avec le vélo, hasard ou coïncidence ? Ce brevet autour de la Grande Guerre se précise. Train Lens – Don Shangain. Le dernier, le quatrième donc. Sensation étrange. Le train est sur un quai à l’écart, dans un recoin triste de la gare, comme oublié. En montant la sensation se précise. Personne, et personne ne montera jamais dans le wagon. Forcément personne n’en descendra ! Personne non plus sur les quais, d’arrêts en arrêts. C’est la solitude absolue, passée à regarder les gros nuages gris foncé qui défilent paresseusement derrière la vitre.
Jeudi 30 juillet, départ 18h. Le point de départ n’est pas dur à trouver à Allennes les Marais. Est-ce à cause de la proximité avec le Paris-Brest-Paris, ou en raison de la nature du parcours, en tout cas ce n’est pas la grande foule. Un participant discute avec l’organisateur dans son jardin. Nous sommes deux, un troisième arrive. Après les salutations d’usage, je me risque un « Nous sommes au complet ? » espérant quelques retardataires, mais non, il n’y en aura pas ! Nous sommes trois, curieux brevet. Ce n’est pas mon premier 1000, le dernier en date, celui d’Angers (voir ICI) il y a quelques semaines à peine, m’a laissé une impression de trop grande facilité. Il fallait bien corriger cela ! Cette fois-ci, je renouerai donc avec mes bonnes vieilles habitudes de routard solitaire. Je pars à l’aventure sans rien avoir planifié. Une simple carte routière, cinq minutes à dormir sous les étoiles, il n’y a rien de mieux, vraiment ! Curieux brevet, qui part du Nord pour finir dans les Ardennes. Il n’aura donc pas l’allure d’une grande boucle, avec parfois une impression très laborieuse de retour au point de départ. Ici il y a un but, un vrai, celui d’aller d’un point à un autre. L’ailleurs est l’essence même du voyage, alors allons-y ! Curieux brevet aux 17 pointages, y compris dans les ossuaires, les cimetières militaires, à Verdun… J’ai le plus grand respect pour ceux qui ont fait les guerres… surtout s’ils n’y étaient pour rien. Pour ceux qui les ont déclenchés… à vrai dire… j’en ai beaucoup moins. La Grande Guerre est devenue quelque chose d’abstrait et d’apaisé, un concept étrange, presque artificiel, rangé aux côtés des vestiges poussiéreux du Moyen Âge dans la culture générale des écoliers et des gens ordinaires. Seuls les anciens arrivent encore à en concevoir un souvenir vivace et terrifiant. Les autres s’en fichent, n’en conservent rien. Pas plus que du grand carnage suivant, duquel nous aurions tant à retenir… Curieux brevet, qui pour toutes ces raisons attise tellement ma curiosité !
Le départ est donné, sans grand entrain. Assez vite nous nous faisons piéger par les premières subtilités de la route. Nous n’avons pas dû prendre le chemin le plus direct pour passer par Liévin. C’est pour moi l’occasion de voir un terril pour de vrai. Bien sûr j’en ai déjà vu, de manière lointaine toujours, mais de si près, jamais. Quelque végétation arrive tout de même à prendre possession de ces lieux étranges. Je voyais ça complètement stérile. Malgré 8km supplémentaires (il y en aura tant d’autres), le premier pointage arrive vite devant les grilles, fermées, de Notre Dame de Lorette.
Nous roulons un peu vite pour le doyen des participants, c’est vrai qu’à 3 il est bien vite démasqué ! À 71 ans, un 1000 s’aborde tranquillement, on le sait à tout âge, mais à celui-ci on devient raisonnable. Nous le perdrons avant Mont St Éloi, où le village fait dans le mélange des genres, avec les ruines des tours de l’abbaye à gauche, et une curieuse sculpture de vélos empilés sur la droite. Comme souvent sur ce brevet, la route ne s’annonce pas facile à trouver. Même avec le GPS de mon binôme, on s’y perd. Il faut dire qu’il a rentré les 1000km de la trace en une fois, alors l’engin n’apprécie pas trop. Nous improvisons notre cap sur Habarcq, par ce qui ressemble plus à un chemin agricole défoncé qu’à autre chose ! Mes gros pneus sont d’une stabilité exemplaire. Pas de pincements à redouter dans les trous et la caillasse. J’ai eu le flair de choisir pour cette randonnée, mon concept de vélo en 650B moderne comme monture pour l’occasion. En entrant en Picardie, le ciel jusque-là d’un gris presque menaçant, se fait bien bleu dans le soir. La météo avait donc vu juste. La température est un peu fraîche, pour une fin de mois de juillet au début si caniculaire. Insidieusement, le profil de la route s’est fait progressivement vallonné… Il le restera sur tout le brevet ! En sortie de Doulens, nous avons droit à notre première belle montée. Au gré des bosses, je me retrouve seul sans vraiment le chercher. J’en profite pour faire un arrêt au cimetière en sortie de Candas, pour remplir mes bidons et m’équiper pour la nuit. Le deuxième participant me rejoindra bientôt. Nous repartons dans le jour couchant pour Airaines. Je ne sais pas si c’est l’effet de la nuit ou de la belle grosse pleine lune, mais mon compagnon s’est mis à accélérer dans la pénombre. Je verrai inexorablement s’éloigner sa silhouette sombre… puis la trace rougeoyante de son feu arrière. Voilà, je me retrouve seul pour affronter les 900 kilomètres restant ! Je ne reverrai plus personne du brevet. La zone humide des bords de Somme, à l’Étoile, brille d’argent sous la lune. Aucun batracien ne semble loger par ici, en tout cas ils ne font pas de concerts nocturnes. La prochaine étape est proche.
Je fais ma photo de pointage du panneau d’entrée de ville à Airaines en début de nuit. J’en profite pour puiser dans ma sacoche de quoi manger un peu. Au moment de repartir, gyrophares et lumières bleues font apparition dans mon dos, en silence. Des gendarmes sont étonnés de me trouver là. Je leur explique rapidement le but de mon périple, et comme je suis bien équipé, ils ne trouvent rien à redire… à part quelques encouragements ! Dans la nuit, les lumières rouges des éoliennes clignotent sur le plateau picard. J’ai la lune, en ligne de mire, en ligne de vie, droit devant moi. Après un début d’étape plutôt roulant, le profil redevient plus vallonné. C’est la Picardie qui m’est familière, cette étape et la suivante font partie de mon terrain de jeu ordinaire. J’arrive à Croissy-sur-Celle pour pointer, la première fois que je passe ici de nuit.
La température a bien baissé dans le Beauvaisis. 7°C au thermomètre. La météo s’est montrée optimiste, et moi aussi. L’atmosphère est fraîche, je suis habillé léger. À Crèvecœur-le-Grand, je m’arrête devant un distributeur automatique de boissons. Un Coca-Cola et sa caféine sont toujours les bienvenus pour la passer la nuit. Je mets les pièces unes à unes. Rien ne descend, naturellement, ni bouteille ni monnaie ! Je me mets à pester inutilement contre cette stupide machine… Je me contenterai du contenu de mes bidons. Jusqu’à Marseille-en-Beauvaisis, j’ai le droit aux seuls dix kilomètres rigoureusement plats de ce parcours. Je jette un œil à mon compteur. Je progresse à 32km/h sans forcer et sans vent, et pourtant je n’ai jamais aimé ces grands bouts droits, qui curieusement m’ont semblé moins monotones cette nuit, mais je dois dire que l’éclairage de la pleine lune est magnifique. Cette fois c’est du grand spectacle, tout en nuances de gris et de bleu foncés. Le brouillard apparu çà et là en petites poches, est toujours présent sporadiquement. Pas de quoi rendre l’atmosphère glaciale, mais il fait déjà suffisamment frais. La route est bien granuleuse, une multitude de tronçons le seront par la suite. J’entends les pneus vibrer un peu, mais le 650B absorbe l’asphalte ingrat dans le confort. En fin de nuit, les camions font leur apparition en nombre. J’arrive bientôt à Neuf-Marché pour le dernier pointage photo de cette nuit.
Avec le petit matin, la température est encore descendue : 4°C. Pour une fin de nuit de plein été, sans être à la montagne, c’est vraiment léger ! J’ai la goutte au nez et les doigts gelés. J’essaie de me ravitailler en eau au cimetière de Gamaches en Vexin. Le robinet n’est pas branché sur le réseau, mais sur une grosse cuve plastique. Mauvaise pioche. En sortant du village, les champs sont happés par un univers blanc ; puis la route, puis moi avec. Un soleil orangé tente de percer dans mon dos. Il se disperse dans la masse cotonneuse plus qu’il ne brille. Le brouillard intensifie la sensation de froid. Il n’y a qu’une chose à faire, ne pas s’arrêter, ne pas se refroidir, continuer en attendant que la température remonte. La D181 est très passante ce vendredi matin, de Thilliers en Vexin à Pacy / Eure. Je n’ai jamais aimé tous ces grands axes aux heures d’affluence. 35km à avaler le plus vite possible, un mal nécessaire pour être ensuite plus au calme. À Vernon mes doigts commencent à dégeler. Je tourne un peu en rond dans la ville, une fois de plus l’orientation dans ce brevet n’est pas si simple. Je suis surpris de ne pas trouver de direction Pacy / Eure. Finalement, malgré l’impression de me perdre un peu en centre-ville, je me retrouve bien sur cette fameuse D181 ! La montée pour sortir de la ville me paraît fastidieuse. Il n’y a plus qu’à rejoindre Pacy / Eure avant que le plus gros des automobilistes ne se rende à l’embauche. Cette deuxième partie d’étape devient usante avec tous ces longs faux plats qui n’en finissent pas. Saint André de l’Eure, je suis les panneaux en direction de Nonancourt. Apparemment ce n’est pas une bonne idée ! Je me rends compte de nom erreur à Bailleul, bien tard. Plutôt que de rebrousser chemin et perdre une heure, ou couper pour rejoindre l’itinéraire par un chemin incertain, comme troisième solution, je choisis de rejoindre la route 1 ou 2 km plus loin, qui longe la N154 (qui doit sans doute l’itinéraire fléché par les panneaux… mais interdit aux vélos) et qui m’amènera directement à Nonancourt. Seul problème, la route, évidente sur ma carte, je ne la trouve pas ! Il n’y a que la N154. Je maudis ma vieille carte de 5 ans d’âge. Si ça se trouve, la petite route a été absorbée par la grande pour son élargissement… peut-être pas… ou alors j’ai raté quelque chose. Je fais demi-tour mais ne trouve rien. Mystère. Quitte à être perdu, je continue jusqu’au prochain village, et coupe en m’orientant dans des petites bourgades improbables : Corneuil, Commereuil, Moisville, Beauce, Tivoly, Buray. Et là, chose incroyable, alors que je me suis perdu sur un itinéraire a priori sans grande difficulté, je n’arrive pas à m’égarer dans ce lacis de routes sans nom et de petites localités sans trop d’indications. Je rejoins donc la route du brevet à Nonancourt, après une bonne dizaine de kilomètres supplémentaires et pas loin d’une heure de perdue à m’orienter. L’entrée dans La Ferté Vidame est agréable avec cette double rangée d’arbres qui apporte une ombre bienvenue et un peu de fraîcheur à cette chaude fin de matinée. En sortant de la bourgade, le château délabré m’interpelle. Le soin accordé au parc contraste étrangement avec les ruines de l’édifice qui campe en son milieu. Sa restauration n’est visiblement pas à l’ordre du jour… et ne le sera sans doute jamais ! Grandeur et décadence se mêlent ici étrangement. En traversant la forêt, l’ombre me donne des frissons malgré la chaleur, bizarre. J’arrive à La Lande / Eure pour pointer. Aucun des quelques commerces n’est ouvert, ce sera donc un pointage par photo en quittant le village. Un tiers du brevet est fait. J’ai l’impression de l’avoir déjà bien mérité !
Je ne sais pas si c’est à cause du petit vent, mais je frissonne toujours malgré le franc soleil. J’ai aussi la sensation d’estomac plein, les deux doivent être liés. S’arrêter, et la porte sera ouverte à la défaillance, il faut continuer. Je l’ai déjà remarqué par le passé, l’activité physique met le corps relativement à l’abri des gros soucis digestifs, différant l’expression de la gastro-entérite pour l’arrivée ! Malade ou pas, de toute façon la digestion du cyclo n’est pas toujours une chose simple sous la chaleur. Bosses et longs faux plats alternent comme toujours sur ce brevet. Le vent ressenti sur l’étape précédente est maintenant assez pénible de trois-quarts face. À Chartres, je m’accorde un petit moment pour déambuler. Même si nous nous connaissons, je ne peux pas faire l’impasse sur la cathédrale. En milieu d’après-midi, le centre-ville grouille de touristes. L’édifice est monumental, sensation de gigantisme accentuée par le manque de recul autour du bâtiment. Après mon brin de tourisme, je me perds, une fois de plus, dans les subtilités des sens interdits et de la zone piétonnière de la grande ville. Malgré mes détours, je n’en oublie pas de pointer et de me ravitailler dans une supérette du centre-ville.
Ressortir de la ville sans être happé par les grands axes n’est pas évident. Le ciel est subitement devenu bien gris depuis que j’ai quitté Chartres. Le vent est pénible en Beauce, sur les 35km de cette D24 qui n’en finit plus. Je n’ai jamais aimé ces vastes étendues monotones, ce vent volontiers tourmenteur de la plaine céréalière. Je n’aime pas plus tout ce jaune stérile, coupé court. Impression de désolation, même si une fois encore la terre a fourni son tribut pour nourrir l’Homme. Sans doute à cause de la canicule de ce début d’été, les chaumes ont pris une teinte dorée inhabituelle, presque fluorescente, étrange vision. Mon esprit solitaire divague. À Chalo St Mars, je profite des toilettes publiques spartiates, pour faire un brin de toilette à l’abri des regards et regraisser le cuissard. La soirée approche et je suis seul au monde. Juste à côté, la vie pourtant existe, d’après ce que j’en comprends des voisins préparant un barbecue. Cette petite pause me fait le plus grand bien. Contre toute attente, je ne m’égare pas dans Étampes, pourtant je redoutais de passer par cette ville étirée toute en longueur. Une longueur qui m’a toujours étonné, qui semble incongrue avec la position géographique de la ville, qui ne colle pas avec l’idée que je m’en fais. C’est idiot, c’est ainsi. Par contre, mon souvenir de bourgade au creux d’une cuvette est confirmé par cette remontée laborieuse pour s’extraire de la ville. Je ne me perds pas non plus dans Bouville le Grand ou le Petit, de toute façon les panneaux ne font pas la distinction des deux. Je ne sais pas forcément exactement où je suis, comme souvent dans ce brevet visiblement tracé pour le GPS et pas vraiment pour la carte routière. Je n’en tire bien malgré quelques moments d’hésitation, car Bouville le Petit paraît bien plus étendu que le laisse croire la carte… de quoi sérieusement douter. Le jour baisse. J’arrive à Boutigny sur Essonne en début de soirée. Pas grand-chose d’ouvert dans ces confins de région parisienne. Il y a de la lumière dans une supérette. J’y entre. De quoi me ravitailler et pointer… mais le propriétaire n’a pas son tampon. C’est la malédiction de ce brevet. Pourtant l’homme est aimable, il insiste même pour que je prenne une bouteille de Coca-Cola au frais, alors que ma réserve de boisson pour la nuit se sera bien vite réchauffée. Voyant ma tête déçue, pendant que j’attache la grosse bouteille à l’arrière du vélo adossé à la vitrine, il ressort du magasin. Il me dit d’attendre un peu. Il va aller chercher le précieux tampon dans l’arrière-boutique. Je lui souris. Quelques instants plus tard, j’ai mon sésame ! Je le remercie sincèrement pour son attention, et repars dans le jour tombant.
L’obscurité s’empare de Milly la Forêt, mais il y a encore de l’animation dans la petite ville. La forêt des trois pignons est sombre, souvenir du départ de la Flèche Paris-Nice, en sens inverse, de jour ; je n’y trouve donc pas grand-chose en commun. Cette nuit il ne faudra pas trop compter avec le clair de lune, les nuages l’empêchent de percer. Passé Château-Landon, je m’éloigne définitivement la région parisienne. Sensation d’abandon. Jusqu’ici, même si j’en étais plutôt loin, j’avais l’illusion rassurante de pouvoir rentrer chez moi, dans ma banlieue, si j’en ressentais l’envie. Maintenant le voyage est sans retour. J’approche de Ferrières en Gâtinais. Son église blanche se détache dans les hauteurs lointaines, témoignage de la présence des Hommes, conjuration du noir profond de la nuit. J’arrive dans le village pour le pointage photo. Deuxième nuit à rouler, et toujours pas envie de dormir.
Nouveau moment d’égarement en essayant de sortir du village par la D33. Je tourne un peu en rond, je perds du temps, énervé de me perdre une fois de plus, et dans une localité pas si grande. C’est la loi des séries, maudit brevet ! Une fois remis sur le bon chemin, je poursuis jusqu’à Pont / Yonne où m’attend une belle descente. La fin de la nuit se passe à rejoindre Villiers St Georges. Une fois de plus la route est bien rugueuse, saupoudrée de gravillons bien noirs, presque étonnants avec l’aube. Le retour sur la D403 plus passante n’assure pas un meilleur état du bitume, assez dégradé. Décidément, je ne regrette pas d’avoir pris ce vélo aux gros pneus ! La nuit a été moins fraîche que la précédente. La couverture nuageuse a fait tenir une dizaine de degrés nocturnes. Je ne suis pas bien exigeant, je n’en demande pas plus. Avec le vent revenu au petit matin, la nébulosité s’est largement estompée, le bleu est de retour. J’essaie de pointer à Villiers ST Georges ce dimanche matin, mais naturellement, il n’y a pas de tampon à la boulangerie ! C’est la troisième fois qu’il faut que j’essaie de négocier pour avoir un cachet sur mon carton jaune. Peut-être sans doute à cause de toutes les arnaques dont les journaux télévisés nous abreuvent à tour de bras, les commerçants deviennent de plus en plus suspicieux, je trouve. Peine perdue, ce n’est pas elle la patronne, elle ne veut pas prendre de risques ! En sortant du village, pas de panneau, impossible de faire une photo… décidément ! Demi-tour pour trouver un panneau d’entrée de ville… ailleurs ! Tous ces petits ennuis accumulés comment à me miner le moral, mais en même temps ils en deviennent comiques par leur répétition : tout s’égare, le chemin comme les tampons, mes roues sous les gravillons…
En repartant, je suis attiré par les fumées lointaines de la centrale nucléaire de Nogent / Seine. Le panache d’un des deux réacteurs prend comme une allure elliptique de tire-bouchon, étrange. La route est toujours nappée de ses gros gravillons,une fois de plus hélas. Au détour d’un virage, en descendant vers Vilenauxe la Grande, apparaissent les premières vignes dans le panorama du village en contrebas. Après Anglure, je traverse La Superbe. Le petit cours d’eau asséché au limon dégueulasse, en a perdu beaucoup de la sienne… de superbe ! Cette route le long de l’Aube, je la connais. Des villages y sont parsemés tout le long, nombreux, et dans chacun d’eux de vieilles églises plus intéressantes les unes que les autres sont plantées-là, se finissant au Pays du Der avec l’étonnante église à pans de bois Bailly le Franc. Après cette période contemplative, la route se cabre et le vent se renforce. La fin de l’étape se mérite, ça monte pour aller à Wassy, et encore plus pour atteindre Joinville, blottie dans sa cuvette au creux de la Marne. Pointage en milieu d’après-midi dans une ambiance de fête, foire et brocante du village. Ici on fait dans le tout en un… dans une circulation chaotique qui va avec !
En repartant, des travaux à Thonnance lès Joinville coupent la route principale. J’ai déjà fait assez de détours comme ça, alors j’y vais. On verra bien ! Toute la largeur de la route et des trottoirs est mise à nue, grossièrement, anarchiquement sur une bonne longueur. Je marche vaillamment dans la grosse caillasse, le vélo à la main, en essayant de ne pas détruire mes cales aux pieds… Maintenant, il faut de nouveau affronter une montée interminable pour sortir de la cuvette. L’après-midi est chaud. Autour de moi je vois du relief. Il y a comme un air de montagne par ici, pas étonnant que ça grimpe. Cette constatation banale, à la logique irréfutable, me permet de continuer à monter sereinement au lieu de commencer à être découragé, comme du côté de Wassy et de ses bosses interminables en ligne droite. Je fais le plein des bidons, et quelques ablutions au robinet du cimetière de Mauvages. La fraîcheur de l’eau me fait le plus grand bien. Jusqu’à Void-Vacon, j’ai une dizaine de kilomètres de plat. Ce répit m’est offert en longeant le canal de la Marne au Rhin, puis dans le déclin du jour une usine affreuse surgit au détour d’un virage, annonçant la fin de la tranquillité. La nuit s’installe, une de plus, la troisième. Jouy sous les Côtes me fait sourire… il est vrai que ce genre de choses se passe en principe sous le niveau de la ceinture ! La fin d’étape est ingrate. Les deux kilomètres entre Vigneulles-lès-Hattonchâtel et Hattonchâtel n’ont l’air de rien sur la carte, et sur la route non plus d’ailleurs… dans l’obscurité. Mais pourtant c’est une montée bien costaude, on se croirait parti pour grimper un bon col, avec la longueur en moins. L’arrivée devant le panneau d’entrée de ville pour la photo de pointage est la bienvenue !
D’Hattonchâtel à Verdun, l’étape suit la Tranchée de Calonne. 30km dans la forêt sur une route bombée, pleine de trous et de bosses, en montée et en descente, sans rien pour vraiment se guider, ni ligne blanche ni délimitation claire entre route et bas-côté. Avec les grands arbres, il n’y a rien à attendre non plus du clair de lune. Impossible de prendre de la vitesse en descente, et les côtes raides se devinent trop tardivement pour disposer d’un bon élan. L’avancée est laborieuse sur cette route ingrate. Des fantômes sont sûrement là, les gros animaux s’entendent tout proches, il vaudrait mieux les voir avant de les trouver au milieu de la route. La végétation protège du froid, mais en sortant enfin de la forêt pour rejoindre le grand axe me ramenant sur Verdun, la nuit se fait froide, inhospitalière, comme elle l’a sans doute tant été il y a un siècle.
En prenant en photo le panneau d’entrée de ville comme pointage, une patrouille de police s’inquiète de savoir si je suis perdu. Je leur réponds que tout va bien, n’ayant pas la présence d’esprit de leur demander le chemin de l’ossuaire de Douaumont… Grave erreur, car il n’est indiqué clairement nulle part… Un petit panneau et puis plus rien ! Il faut deviner avec quel autre monument il est implicitement confondu, et comme naturellement tous ne sont pas dans la même direction… je m’improvise une virée nocturne dans tous les monuments de la ville, avant d’arriver à en sortir par le bon chemin. Trouver la bonne route est très laborieux, une fois de plus. Encore pas mal de temps perdu, ça en devient une habitude, mais j’ai encore une bonne marge d’avance sur l’horaire maximum. La route s’élève, offrant un vaste panorama sur Verdun encore ensommeillé, avant de s’enfoncer de nouveau dans la forêt. Le site du Champ de Bataille 14-18 est très étendu, un vrai capharnaüm, de nuit pour qui ne connaît pas les environs. J’arrive enfin devant l’ossuaire de Douaumont. 1h15 pour faire en théorie à peine dix petits kilomètres !
Je fais ma photo de pointage devant la silhouette du bâtiment se devinant en ombre chinoise. Face à l’ossuaire, la nécropole s’étend. Toutes ces âmes, toutes ces croix, la perspective des parfaits alignements blancs se détache dignement de cette fin de nuit. À cette heure-là les vivants s’en fichent, les morts ne disent rien. Je me tiens ici, seul, comme une passerelle de chair dérisoire plantée entre deux mondes. Moment contemplatif. L’arrivée prochaine de l’aube est tranquille, mais il me faut repartir.
Je ne sais pas si c’est la présence de la mort, tous ces charniers d’hier sur lesquels on fonde les alliances d’aujourd’hui, mais un froid intense m’envahit, vraiment mordant avec le lever du jour. La descente du site du Champ de Bataille 14-18 n’arrange rien. Il me faut pédaler vite pour espérer me réchauffer un peu. Efforts dérisoires. À Charny / Meuse je suis la mauvaise branche de D38, celle qui continue tout droit au lieu de virer à droite. Je m’aperçois de mon erreur tardivement. Je suis pris de tremblements irrépressibles, il me faut réfléchir vite et repartir. Rebrousser chemin ne me fera perdre que plus de temps. Autant continuer la boucle par le sud, en passant par Fromeréville, Béthelainville et Montzéville qui me rallongera tout de même, mais comme je suis déjà engagé dans ce sens, repasser au nord par Chattancourt serait finalement tout aussi long. J’arrive à m’y retrouver, et après avoir failli être attaqué par un chien de ferme, et avoir gueulé plus fort que lui, j’arrive à Esnes en Argonne. Aucune vie dans le village au petit matin, ce sera un pointage photo de plus.
Encore un matin après une nuit de plus à pédaler. Troisième nuit blanche totale sur ce brevet, aucun besoin de s’allonger cinq minutes. Je n’en ai pas ressenti le besoin, mais est-ce bien raisonnable ? Il ne reste même pas une petite centaine de kilomètres, la fin est proche, autant continuer sans tarder. Montfaucon d’Argonne, la butte ne me paraît pas si terrible. Je fais mon pointage photo au cimetière américain. La température est redevenue supportable.
Romagné sous Montfaucon, les choses se compliquent. Comment définir brièvement la folie, si ce n’est comme un comportement s’écartant de la norme socialement établie, accompagné d’une distorsion de la réalité. La normalité est donc statistique. C’est la loi du plus grand nombre et des conditions minimum de vie en communauté. Mais elle a aussi la vertu d’écarter le pathologique, même si la frontière entre les deux est parfois poreuse. Untel sera un artiste un prophète ou un visionnaire, tel autre sera un simple dément. L’esprit humain ne serait rien sans son côté subjectif. Et là, je suppose que vous vous dites : « mais qu’est ce qu’il essaie de nous dire ? Qu’est ce qu’il lui est encore arrivé d’extraordinaire cette fois-ci ? »
Romagné sous Montfaucon, il me semble être déjà passé par ici. Se perdre ? Une grande habitude sur ce brevet, je ne me serais jamais tant égaré ! Un coup d’œil sur ma carte. Pas moyen pourtant de se perdre ici, vraiment aucun. Le manque de sommeil doit me jouer des tours. Je repars. Les routes manquent d’indications à mon goût. Est-ce que j’ai déjà pointé au cimetière américain ? Bien sûr que oui. La fatigue me gagne… Les routes ne correspondent pas à ma carte… Je me retrouve à Romagné sous Montfaucon. Le dimanche matin avance, villages déserts, routes que j’ai déjà parcourues… Romagné sous Montfaucon se profile à nouveau ! Toujours aucune difficulté sur ma carte pourtant… Romagné sous Montfaucon est toujours là. Je trouve enfin quelqu’un à qui demander ma route. Ma question l’étonne, le chemin est simple, la route correspond bien à ce que j’ai tracé sur ma carte : rejoindre Bantheville tout droit, en sortant du village tourner à gauche au gros arbre… Immanquable ! Pourtant je n’arrive toujours pas à progresser vers un Buzancy devenu chimérique, inatteignable. Mon corps tourne en rond, mon esprit aussi, le manque de sommeil est fatal à mon intellect, les neurones sont en court-circuit ! Et si le gros arbre, n’avait jamais été là, et si la conversation avec cet homme n’était que le fruit de mon imagination, et si j’étais en train de dormir sur le vélo, dans mon lit, dans un bas-côté, quelque part, ou nulle part peut-être…
Tout grand voyageur, un minimum confronté à sa soif d’absolu et à ses limites physiques, à déjà eu en tête la possibilité fantasmagorique d’un Triangle des Bermudes, d’un lieu où on s’égare et d’où on ne revient jamais. Le mien se situe ici, quelque part en Argonne ! Je ne veux pas m’arrêter, je veux continuer, je veux prendre mon train de retour, je veux revoir les miens… alors je m’obstine… Sur la route de nulle part, je passe par un village. Je ne saurais pas dire lequel. Personne. L’église a quelque chose de rassurant, les pierres sont solides, l’herbe m’appelle, verte et moelleuse. De toute façon la matinée passe trop vite, aussi hémophile que mon voyage est devenu immobile. Comme un soldat vaincu, je me couche. À mon réveil je serais sans doute chez moi dans mon lit… ou pas ! Une cloche sonne, résonance étrange, irréelle. La vibration me tire brutalement de ma somnolence. Le gong au son étrange, le fait que je n’ai entendu aucune cloche de toute la matinée, ce mystérieux village toujours aussi désertique, même l’herbe bien trop verte pour un été caniculaire revêt un caractère paranoïaque. L’épaisseur de la réalité semble bien fine pour s’y raccrocher. Je repars après je ne sais combien de temps, en ne sachant toujours pas où je suis. Je ne sais pas si mes idées sont plus claires, mais j’arrive enfin à rejoindre Buzancy. Là, tout se détraque à nouveau. Je cherche ma bifurcation, la D24… que je ne trouve pas ! Mes bidons se vident, la déshydratation ne m’aidera sûrement pas à me sortir de ce pétrin ! Demi-tour, je retourne en ville. Je me ravitaille à une boulangerie, en solide et liquide, et je vais m’allonger à l’ombre au fond d’un parking. Je replie la boîte du flan que je viens de dévorer pour me faire un oreiller… pas franchement moelleux. J’émerge après un temps indéterminé… La matinée a filé ! Cette fois-ci tout est clair, le chemin est presque évident, comme une révélation. Je m’aperçois des erreurs d’interprétations que mon cerveau fatigué a faites jusque-là. Je suis en colère contre moi-même, soulagé aussi. La situation est grotesque, mais je me sens libéré. Je garde dans un recoin de mon cerveau cette peur irrationnelle et primitive, ce phantasme d’une réalité remodelée selon ses propres frayeurs, mais je ne crains plus le retour de ce démon tourmenteur.
Encore une belle montée. Après le mémorial de Stonne et son char d’assaut, je reste un moment devant la bifurcation. À première vue la carte m’indique de me laisser glisser dans la forte descente, mes comme je ne peux pas faire une confiance aveugle à mes premières impressions, je me concentre. Je suis dans une montée, la logique voudrait qu’en continuant dans la même direction je continue à grimper, mais mon plan me dit le contraire. J’hésite, me laisse glisser dans la descente en espérant ne pas le regretter, et trouve la petite route en direction de Chémery / Bar. Ma lucidité est donc parfaitement revenue… mais que de temps perdu. Les délais pour arriver et reprendre mon train vers Paris sont maintenant bien courts.
Il faut que j’arrive à pointer rapidement à Chémery / Bar. Pas grand-chose d’ouvert en ce début d’après-midi. Je repars à l’entrée du village pour pointer dans le bistrot au décor suranné. Je prends le temps de commander un Coca-Cola. Sa fraîcheur me fait du bien. J’explique au patron le but du coup de tampon que je lui demande. Avec les deux habitués qui sont là, il trouve l’idée assez incroyable, mais me tamponne mon carton jaune. Je n’en demande pas plus, il est temps de filler pour la petite trentaine de kilomètres restants.
Sur la route de Vendresse un scooter me double, je reconnais l’engin des deux clients du bar. Effectivement, peu de temps après ils font demi-tour. Peut-être une façon de vérifier que je ne leur ai pas raconté n’importe quoi, qui sait ? Après Flize, je dois avoir un petit moment d’absence, car je me retrouve sur l’autre rive de la Meuse sans vraiment m’en rendre compte ! Dernier détour, dernier moment d’égarement… Charleville-Mézières sera bientôt là. Fin sans gloire, d’une aventure vraiment surréaliste !
le parcours ICI
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