Vous avez sûrement déjà vu des pédaliers de vélos emmanchés sur un axe carré légèrement conique. Jugés ringards pour certains, d’autant plus qu’ils réapparaissent maintenant en force sur les vélos de ville, VTT et autres horreurs bas de gamme du genre « merde in China ». Mais avant de servir sur toutes sortes de traînes couillons, ces braves axes carrés équipaient de plus nobles montures il y a encore peu de temps. Si vous avez commencé à vous pencher sur la question, ou à vouloir emmancher un axe trouvé d’un côté avec des manivelles dénichées ailleurs, vous avez pu vous rendre compte qu’on ne peut pas forcément monter ce qu’on veut ensemble… et c’est normal !
En effet, deux standards cohabitent : le JIS (norme D9403) et l’ISO (norme 6695:2015). Malgré une idée fausse largement répandue, la norme ISO n’a pas disparu – pour preuve sa révision récente en 2015, une norme par définition ne change pas tous les quatre matins – et les deux continuent d’exister, même si le JIS (pour Japenese Industrial Standards) est beaucoup plus répandu.
Deux standards, donc à première vue incompatibles. On ne peut pas, en principe, emmancher des manivelles d’une norme sur un axe d’une autre… Mais nous allons voir que la réalité n’est pas toujours aussi tranchée, et que des solutions existent. Entretenir complexité, mythes et confusion a toujours été une tactique de base pour rendre le client captif d’un fabricant. Plutôt que de prendre le risque de se tromper, mieux vaut faire confiance à sa marque habituelle, c’est plus rassurant !
Mais de quoi parlons-nous au juste ?
Tout d’abord, ce qui compte vraiment dans un emmanchement conique quel qu’il soit (industriel rond, ou ici carré) c’est la pente. Sur le JIS elle est de 4,10°… très exactement ; et sur l’ISO, elle est de 4,10°… également ! Bingo, les manivelles seront aussi bien verrouillées sur un axe que sur un autre, vu que la pente du cône reste la même. C’est bien beau tout ça, mais il reste un deuxième paramètre : le diamètre. Celui de référence est mesuré à l’extrémité de l’axe. Cette valeur en bout d’axe est de 12,63mm pour le JIS, et 12,50mm pour l’ISO… Et là, même s’il n’y a pas de quoi fouetter un chat, forcément ça diverge.
Dans un monde idéal, il vaut donc mieux monter JIS avec JIS ou ISO avec ISO. Mais si on n’a pas un matériel neuf clairement identifié, comment être certain de ce qu’on a sous la main ? Et d’abord qui fait quoi ? Avant que les chinois n’entrent en scène avec leur camelote, les choses étaient simples : le Japon (et l’Asie) d’un côté avec le JIS, et le reste du monde (surtout l’Europe) avec l’ISO, puis les choses sont devenues plus floues et le JIS a gagné énormément de terrain. A contrario, la plupart des fabricants japonais (comme Shimano, Sugino…) ont longtemps continué à fournir du matériel en dimensions exotiques – pour eux – comme les filetages français. Donc logiquement, qui dit boîtier de pédalier en filetage français, dit axe en norme européenne. Ainsi, l’idée de pouvoir trouver de l’ISO nippon n’est forcément délirante. De plus, en serrant un pédalier en aluminium comme une brute sur son axe, le dixième de millimètre d’écart entre les deux normes se rattrape facilement et brouille les pistes. Pour finir, un beau vélo à axe carré, c’est la plupart du temps un vélo d’un certain âge, un vélo qui a vécu ; la possibilité que les pièces ne soient plus celles d’origine, et soient devenues panachées est grande. En résumé, il est bien difficile d’avoir de grandes certitudes !
Mais au fait, est-ce qu’à peine plus d’un dixième de millimètre (soit un écart de 1 %), vu les tolérances et/ou imprécisions d’usinages, est-ce vraiment gênant, ou est-ce un mythe ?
Écartons-nous de la théorie et voyons ça sur le terrain. Tout d’abord, du côté des fabricants sérieux, comme sur ce lot d’axes « vintage » Stronglight, les quatre exemplaires ont exactement la même cote, au centième de millimètre près, c’est plutôt rassurant !
On pourrait donc en déduire qu’une dimension normalisée est une chose sérieuse, et que la même va être retrouvée quelle que soit sa provenance… hé bien non ! En pratique, sur une bonne cinquantaine d’axes que j’ai pu mesurer, le diamètre en bout d’axe s’étend de 12,5 à 12,9mm ! On est parfois bien loin des normes et du fichu 1/10mm d’écart !
Voici un tableau (non exhaustif) reprenant quelques marques. Pour encore compliquer les choses, on peut voir que certaines proposent (ou ont proposé selon les âges) les deux standards, voire des dimensions hors normes :
Quelques exemples de diamètres d’axes de pédaliers
Marque | ISO (12,50mm) | JIS (12,63mm) | hors norme |
---|---|---|---|
Campagnolo | X | ||
Chin Haur | 12,82mm | ||
Eubico | X | ||
FSA | X | X | |
Gally | X | ||
Kajita | X | ||
Kenly | X | ||
Kinex | X | ||
Neco | X | ||
Nervar | X | ||
Ofmega (orca92) | 12,82mm | ||
René Herse (d'origine, pas de refabrication) | 12,85mm | ||
RPM | X | ||
Shimano | X | ||
Shimano Dura-Ace (7400) | 12,80mm | ||
Spécialités TA (ancien) | X | ||
Spécialités TA (Axix) | X | ||
Stronglight (ancien) | X | ||
Stronglight (JP400) | X | ||
Thun | X | X | |
Token | X | X | |
Truvativ | 12,82mm | ||
VP | X | ||
YST | 12,90mm | ||
Zhongya | 12,78mm | ||
Marque | ISO (12,50mm) | JIS (12,63mm) | hors norme |
Pour réaliser une mesure correcte, il faut vraiment se positionner en bout d’axe.
Que faut-il retenir de tout cela ? Une seule chose : la réalité est parfois assez éloignée de la théorie des normes et l’écart est bien plus important que le gros dixième de millimètre de différence entre JIS et ISO. En pratique, il faut donc toujours essayer l’association pédalier / axe. Voici comment faire :
- Monter à la main, fermement, une des deux manivelles sur son axe.
- Si l’axe est en retrait de quelques millimètres de la face d’appui de la vis, c’est bon signe.
- Visser la vis en bout d’axe.
- Dévisser la vis et la retirer.
- Si l’axe est en encore en retrait d’environ 2mm de la face d’appui de la vis, l’assemblage est correct. Il reste à confirmer, en essayant l’autre manivelle.
- Si l’axe est trop en retrait : 3mm ou + de la face d’appui de la vis, la manivelle risque de s’arracher de l’axe à la longue, ou en pédalant en force. Cet assemblage est très dangereux : à bannir absolument.
Une fois l’axe serré convenablement puis la vis retirée pour contrôle, voici ce que vous pouvez obtenir :
- À gauche, la manivelle n’est pas assez enfoncée : risque d’arrachement, danger.
- Au milieu, la manivelle est idéalement enfoncée : assemblage correct. Vous pouvez remettre en place la vis sans exagération.
- À droite, l’extrémité de l’axe vient quasiment affleurer la surface d’appui de la vis : mauvais, la manivelle risque de prendre du jeu et de massacrer rapidement son emboîtement.
Et pour la manivelle gauche qui se desserre, alors ?
Hé oui, la manivelle gauche qui se dévisse mystérieusement est un fléau bien connu de l’emmanchement carré ; et qui finit vite fait en catastrophe si on ne resserre pas aussitôt. Ce phénomène entretien la légende d’incompatibilité entre les deux standards, alors que la cause réelle est ailleurs.
En effet, ce n’est pas lié à un appareillage entre les deux normes, mais à l’acier des vis d’assemblage qui n’est pas assez rigide. En pédalant en force, en se mettant en danseuse, en n’ayant pas le geste de pédalage assez fluide ; tout cela favorise un desserrage très progressif de la vis. D’ailleurs pour éviter cela, de rares vélos (les premiers René Herse notamment) ont disposé d’une vis gauche au filetage inversé, ayant tendance à se resserrer plutôt qu’à se desserrer.
La solution ? Serrer « à mort » la manivelle gauche ne changera rien au problème… sauf à éventuellement fissurer le carré de la manivelle ! Utiliser des vis en acier plus résistant (comme celles marquées 10.9) ne changera rien non plus ; le poids d’un bonhomme debout sur le vélo, multiplié par le bras de levier que constitue chaque manivelle en latéral, ça fait une sacrée charge qui tire sur deux petites vis de 8mm ! La seule solution efficace consiste à enduire le filetage de la vis de frein filet de force moyenne, comme du Loctite 243, et – surtout si l’emmanchement a été un peu endommagé lors d’un desserrage accidentel – revêtir également les faces du carré conique de Loctite 638. J’utilise systématiquement ces deux produits qui m’évitent tout problème, sans empêcher un démontage ultérieur du pédalier.