Le cycle des Flèches de France « vintage »,
épisode 13.
le vélo pour revenir de Nice : | Alan Competition (1977) |
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nombre de vitesses : | 2 x 5 |
développement maximum : | 6,40m (42/14) |
développement minimum : | 2,30m (26/24) |
poids du vélo : | 9,45kg |
dénivelé du parcours : | 1025m/100km |
Bon alors voilà, pour un cycliste qui se respecte un minimum, faire le trajet Nice – Paris est une pure hérésie quand on n’y est pas obligé, et qu’un Paris – Nice ferait aussi bien l’affaire… C’est vrai, quoi, il faut respecter les mythes, bordel ! En fait, cette Flèche je l’ai déjà faite dans le « bon » sens il y a quelque temps, alors sacrilège mis à part, il faut bien varier les plaisirs. Pour le choix de la monture, comme nous sommes à deux pas de l’Italie, un vélo bâti autour d’un châssis Alan Competition s’impose comme régional de l’étape. Un Bianchi Rekord 748 aurait également été un bon candidat, mais ne pinaillons pas. De toute façon, point de vue italiens je n’ai rien d’autre sous la main !
Départ de Nice vers 23h, donc. Pas mal de gens déambulent encore en ville. Relents d’alcool, des lambeaux de nuit, le mois d’août, les touristes ; faire attention à tout ça dans les zones de pénombre, ne rien percuter, ne renverser personne sur la Promenade des Anglais. Arrêt par curiosité à l’un des points d’eau de l’avenue, pour voir plus que pour boire. C’est donc vrai, c’est peut-être les seules toilettes publiques de France à proposer de l’eau gazeuse en libre-service, si, si ! Le bord de mer est plongé dans les ténèbres, la Méditerranée changée en encre de Chine. Heure tardive, univers grouillant. Beaucoup de bagnoles sur la voie parallèle, et une rangée de palmiers pour la séparer de la piste cyclable. Vision nocturne exotique, surréaliste. Chaleur, décalage. Dans trois jours ce sera le retour du béton parisien, les souvenirs resteront. Saint-Laurent-du-Var, moins de palmiers et plus de pins, mais tout reste ostentatoire, clinquant. Continuer avec l’impatience de fuir au plus vite tout ce côté bling-bling dégoulinant. En s’écartant du front de mer – en direction du nord forcément – d’un coup toute la circulation s’évapore et me voilà rendu au calme, enfin. À La Colle-sur-Loup, un panorama étriqué s’ouvre sur la métropole niçoise, je suis déjà en train de me hisser sur les hauteurs. La route s’élève faiblement de manière discontinue… pour l’instant ! Le Pont-du-Loup et ses maisons accrochées à flanc de montagne se voient de loin, comme un gros îlot de lumière suspendu aux ténèbres. Je croise un scooter qui descend vers le littoral, alors que moi je continue de grimper – maintenant de manière plus évidente – vers le relief. Le pilote lance un « bon courage » à la nuit… C’est sûr, je n’ai pas fini ! Bon d’accord, 30km de montée en hors-d’œuvre on pourrait rêver plus tranquille pour commencer, mais l’accès au contrôle de Gréolières présente un pourcentage inégal, bien que toujours assez facile… même si a environ 4km du village, la pente se montre un peu plus dure.
En repartant sur un chemin qui continue de monter, ma torche déchiffre les énormes blocs de pierre creusés, laissés là lors du passage du sillon d’asphalte, comme un trait d’union entre le royaume des Hommes et celui du vide, sentinelles postées au bord du précipice. Route qui, dans ce sens et dans l’obscurité surtout, ne me donne pas le vertige alors qu’empruntée plusieurs fois de jour dans l’autre sens, j’en garde un souvenir désagréable ! Cette nuit la lune n’est pas violente, elle fait juste de la figuration. Pas mal d’étoiles en seconds rôles, mais la Voie Lactée n’est pas très profonde, moins que je le pensais en tout cas, en altitude et tellement à l’écart de l’urbanisation. La montée, la même en fait depuis les environs de Nice – hier déjà, en vérité – se termine au rond-point menant à la station d’altitude de Gréolières-les-Neiges. La route se poursuit tranquille, plus roulante, en faux plats et légères descentes. Je passe par Caillon… C’est le cas de le dire, car petit à petit la température agréable au niveau de la mer est devenue glaciale cette fin de nuit en montagne ! Mes doigts virent au jaunâtre, sans vie sans force – Raynaud passe insidieusement à l’attaque – mon souffle est devenu usine de petits nuages de froid blanc, ma carcasse s’ébroue de frissons syncopés incontrôlables. La météo est plus hostile que je l’imaginais, alors je m’enroule le thorax dans le sac à viande que j’avais prévu pour les arrêts improvisés, en cas de grosse fatigue. Le froid en devient un peu plus supportable, mais je grelotte toujours. En entrant dans le département du Var, la route remonte un peu pour accéder au Col de Clavel, très facile. La route de Comps-sur-Artuby est un vrai régal : roulante, large, bandes blanches bien visibles et bien contrastées, bitume lisse et tout neuf, parfait pour prendre de l’avance sur l’heure bleue ! De temps en temps je traverse des langues d’air chaud qui me caressent comme autant de petits bonheurs éphémères. En chemin vers les Gorges du Verdon, l’aurore s’attarde derrière le relief. Le petit jour est de toute beauté, mi-végétal très sec, mi-minéral grandiose et solitaire. Dans la lumière dorée de l’aube, un sentiment de plénitude totale. Le paysage et rien d’autre. Le seul indice de la présence de l’homme se résume à cette route tortueuse… et à la mienne serpentant sur cette étroite ligne de vie, passager insignifiant dont la lenteur ne dérange rien, pas même un caillou. Petit à petit la végétation se fait moins rase, prend de l’ampleur à mesure que l’on s’approche de la Falaise des Cavaliers, où commence la montée du Col de Vaumale que je connais bien. Surprise, en haut, le panneau a disparu. Reste le panorama et le lac de Sainte-Croix en contrebas, qu’on aperçoit déjà. Je marque un arrêt un peu plus bas, à la source bavarde et joyeuse. Les clapotis rapides sont apaisants, tout comme l’eau glacée est un délice en ce début de matinée. La température est redevenue agréable, mais promet d’être bien chaude plus tard dans la journée. Après une longue descente vers le lac – passant par le Col d’Illoire – je retrouve la circulation grouillante que je n’avais pas côtoyée depuis ma fuite de Nice. Il faut remonter finalement sur les derniers kilomètres pour atteindre le pointage de Moustiers-Sainte-Marie, déjà envahie de touristes avant même le milieu de matinée.
En repartant, il faut reprendre progressivement de l’altitude. Puimoisson se voit de loin, le village accroché à la colline. On se retrouve alors sur le Plateau de Valensole, battu par le vent… où l’avancée, souffle en pleine face, est pénible. Dans l’air flotte une capiteuse odeur de lavandin, puis à Bras-d’Asse changement d’ambiance, la route remonte en direction du Col d’Espinouse dans un décor essentiellement agricole. L’ascension n’est pas si difficile même si la chaleur commence à devenir accablante ce midi. Pas beaucoup d’ombre, alors en chemin je glane des petites prunes sauvages au goût acidulé. La pause et les fruits me font le plus grand bien. Au sommet le panorama est superbe. Il n’y a plus qu’à se laisser glisser vers les vallées de la Bléone et de la Durance, puis remonter celle du Jabron toute en faux plats. Dans la chaleur du début d’après-midi, je marque un arrêt aux toilettes publiques de Noyers-sur-Jabron pour un bon décrassage. Le profil de la route change, avec une succession de courts toboggans qui font prendre plus d’altitude qu’ils n’en rendent. Bon public, je ne résiste pas à prendre le panneau de Montfroc en photo. Un des petits plaisirs du voyage tient aussi aux noms de bourgades improbables ! Après le village, le défilé rocheux se ressert un instant, très minéral. Le vent s’engouffre avec violence dans le venturi naturel, et j’ai toutes les peines du monde à me sortir de ce passage ingrat à l’issue duquel le paysage est redevenu vert et montagneux, et où le vent contraire montre moins sa colère. Le Col de la Pigière n’est plus très loin, assez facile à monter, même si les derniers kilomètres sont un peu rugueux. C’en est fini de la trentaine de kilomètres de la vallée du Jabron. Après Séderon, dans un décor encore largement agricole, le col suivant, celui de Mévouillon est très accessible malgré le vent fort. Pas vraiment de changement d’altitude entre les deux, puis la route tournicote autour de Saint-Auban-sur-l’Ouvèze, permettant de voir le village sous toutes ses coutures. S’enchaîne alors un troisième col, celui de Peyruergue. Portée par l’air chaud et le vent du soir, l’odeur du lavandin est toujours aussi entêtante. L’ascension est courte, 4km, le dernier très facile. La longue descente tortueuse se termine à l’approche de Sainte-Jalle, où le vignoble remplace les légions d’abricotiers. En s’écartant de la route de Nyons, le chemin s’élève en faux plat vers le Col de la Sausse, un de plus ! Le jour décline sur Saint-Ferréol-Trente-Pas, et je m’arrête sur l’espèce d’aire de services à l’entrée du village. Je somnole un moment pour cette deuxième nuit blanche qui débute, avant de repartir tranquillement. La montée du col commence vraiment ici, sur des pourcentages raisonnables à 5 ou 6 % en quittant le village. Au sommet, le cœur de la nuit résonne d’éclairs lumineux. Un feu d’artifice est tiré à la sauvage en contrebas. Dans ce début de descente sinueuse où il y a juste à se laisser glisser jusqu’au contrôle de Bourdeaux, je passe au milieu des carcasses fumantes des mortiers, tirés au beau milieu de la route !
Après avoir pointé rapidement en pleine nuit, je rejoins la D538 – qui de jour est un enfer automobile – très roulante jusqu’à Saou, avant de monter très facilement jusqu’au Col de Lunel, puis de repartir, rapide jusqu’à Crest. En chemin vers Chabeuil, les lumières de Valence s’étalent largement sur la plaine. Je suppose que c’est la proximité de la grande ville qui donne à cette interminable route un côté grouillant à toute heure – et même déjà bien largement avant l’aube – auquel je suis bien content d’échapper, à Alixan. De retour au calme, la vallée du Rhône m’accorde un répit en traversant le vignoble de Crozes-Hermitage… où je me fais surprendre par la bosse en approche de Châteauneuf-sur-Isère… et deuxième surprise, de retourner à la circulation grouillante de Tain-l’Hermitage à Tournon-sur-Rhône en début de matinée. Le monument aux morts aux proportions gigantesques, intégré au soubassement du château, m’impressionne à chaque fois. J’échappe à l’urbanisation et au défilé incessant des bagnoles en passant devant une ribambelle de campings plantés en rang d’oignons sur les berges du Doux. J’hésite sur leur qualification, entre usines ou pièges à touristes, et j’en suis là de mes réflexions quand je suis cueilli par un beau raidillon, après avoir traversé la rivière. La montée qui semble interminable est récompensée par deux – petits – kilomètres de descente en direction de Saint-Jeure-d’Ay… et qui n’amènent même pas au village avant que ça ne remonte déjà ! Plus loin, Annonay semble avoir été formée comme une coulée de lave, tant la ville semble dégouliner du relief. Sa traversée se résume à emprunter une côte assez raide. Le berceau de la montgolfière est un gros bourg dépassant les 15000 habitants, et pourtant le centre est bien triste avec des rues presque entièrement livrées aux commerces abandonnés. Pour fuir la ville en déshérence la route est assez passante jusqu’à Bourg-Argental, où peut débuter l’ascension vers le dernier – et plus long – col de ce parcours, celui de la République. Pas facile avec la circulation, la chaleur de ce début d’après-midi, et l’orage qui installe son grondement au loin. La menace sonore se concrétise vite en averses, tandis que la foudre se rapproche. Vous je ne sais pas, mais moi, je ne suis jamais tranquille à l’idée d’avoir l’orage au cul quand je grimpe un col, quand le tonnerre s’abat de plus en près à mesure que je deviens le rare truc qui dépasse du paysage, quand ça tombe si près que tout l’air vibre et ma carcasse avec, que mes tympans menacent d’éclater à chaque déflagration, que le seul espoir d’y échapper est de vite basculer sur l’autre versant… alors que j’avance avec une lenteur aussi angoissante que désespérante ! Bref, pas le temps de flâner. La montée semble inégale, un peu plus facile vers le haut, puis j’arrive enfin au sommet alors que la foudre semble vouloir s’écarter du site, chassée par un rayon de soleil inattendu. Je m’arrête devant la stèle en hommage à Paul de Vivie, en me disant que dans ce non-stop depuis Nice, même si mon vélo à 45 ans, que ma santé est bancale, c’est quand même beaucoup plus facile qu’à l’époque de Vélocio, tant en matériel qu’en qualité de route. La descente commence franche sur 1km puis devient paresseuse, peine à repartir, puis se décide enfin à se caler dans de bons pourcentages jusqu’à Saint-Etienne. Les voies de détresse aménagées régulièrement entre les portions de lacets confirment qu’on est bien dans une vraie descente, pas de doute !
Je pointe sur la grande avenue menant vers le cœur de ville, continue sous le regard de la statue de la Liberté miniature – comme j’en ai déjà croisé une à Roybon sur mes BCN / BPF du Dauphiné – brandissant ici une torche un peu kitch qui évoquerait presque un suppositoire, avant de me perdre magistralement dans la métropole. Milieu d’après-midi, l’orage est resté sur les hauteurs, pas mal de passants dans les rues… et malgré tout pas facile de s’y retrouver avec les indications contraires en demandant son chemin ! Bref, je tourne en rond dans une urbanisation étouffante, me décourage et finis par me débrouiller à retrouver le chemin de Saint-Héand – un peu au hasard – sur un profil de route à la hausse. Passé le village, la route redevient facile pour rejoindre le voisinage des Gorges de la Loire… pas franchement profondes en fait pour des gorges ! Le chemin qui serpente est récompensé par une vision furtive du Château de la Roche posé à cheval sur le fleuve, que je traverse ensuite pour me rendre compte – en grimpant sur l’autre rive – que des gorges mêmes modestes sont quand même en pente ! Après Saint-Polgues ça va mieux, fini de monter. À partir de Renaison, les grands bouts droits sont plus ou moins bosselés, puis les côtes deviennent tranquilles jusqu’à La Pacaudière, pour se faire ensuite plus longues et davantage marquées. À partir de Montaiguët-en-Forez, les montées se multiplient jusqu’au pointage du Donjon.
Le village semble endormi au cœur de la nuit, apparemment pas de soirée BDSM en vue – au Donjon, pourtant – alors je repars déçu ! Bien entendu je plaisante… je n’ai pas le temps pour ça ! Plus sérieusement, le début d’étape est facile. La route est tranquille jusqu’à l’aube, jusqu’à Decize… et toujours roulante cette matinée pour atteindre Rouy. Forcément tout à une fin, l’ennui comme le plat, et le terrain commence à se bosseler de temps en temps sous une température agréable. La sortie de Prémery par la forêt est plutôt rugueuse pour remonter la vallée creusée par un bras de la Nièvre… et l’histoire se répète – de manière atténuée – à Dompierre-sur-Nièvre, avec le cours principal de la rivière cette fois, qui marque le retour d’un long moment de tranquillité. La traversée d’Alligny-Cosne se fait par un raidillon, puis la route se poursuit en longues bosses pas très difficiles. Début d’après-midi nébuleux à cause de la chaleur et du manque de sommeil. En approche de Saint-Amand-en-Puisaye, deux chiens de ferme me font sortir de ma torpeur. Je ne cherche pas, dans un réflexe instinctif je pars en sprint ! Le contrôle de Saint-Fargeau n’est plus très loin, en tirant des grands bouts droits en faux plats à travers bois.
En repartant, la route est toujours étirée en grands bouts droits faiblement vallonnés. En passant par Rogny, la vision fugace des 7 écluses n’est pas si impressionnante. De loin, elles ressemblent plutôt à un escalier aux reflets humides planté dans la prairie. Montbouy, les bords du canal de Briare sur lesquels veille l’église Notre-Dame et Saint-Blaise au clocher effilé, sont inondés de soleil ; des mannequins, épouvantails de paille trônent sur le pont, indifférents à la chaleur du plein après-midi. En traversant Montargis, je passe devant l’ancien Couvent des Ursulines qui a servi d’hôpital. Je l’avais contemplé de nuit sur mes BCN / BPF de l’Orléanais, et s’il apparaît toujours aussi majestueux, la clarté du jour lui fait perdre la magie que lui accorde l’éclairage nocturne. Dans ce Loiret situé à deux pas des confins de la région parisienne, la route devient plate. Il a dû bien pleuvoir comme il a plu sur moi, hier dans le Col de la République. L’asphalte en reste détrempé. Les engins qui retournent les champs donnent à l’air une odeur humide et vivifiante – mélange de terre, de foin coupé et de bord de mer – portée par le vent fort de travers. Les nuages, de simples sentinelles sont devenus murailles sur l’horizon ; menaçants. La route longe le Massif des Trois Pignons – m’en fout j’en ai cinq, y’a de quoi crâner quand même, hein ! – dont la forêt alentour m’en masque la vue. Puis je continue en plaine sous un couvert d’arbres. Quelques gouttes tombent, sans doute les feuilles des arbres qui s’ébrouent au vent. Les larmes s’activent, s’installent dans la durée… et tout s’accélère. Ce n’était donc pas la végétation en train de s’égoutter, mais l’averse qui se mettait en place… et j’arrive au contrôle de Milly-la-Forêt complètement trempé en début de soirée.
Pas envie de rester sous la pluie, pas envie de continuer, mais pas envie non plus d’attendre pour finalement rouler de nuit sous le déluge, alors il faut y aller, profiter du jour gris sur le déclin en espérant que l’averse cesse, et c’est reparti pour la dernière étape… aussi plate en intérêt qu’en profil ! Il reste à parcourir une quarantaine de kilomètres, avec en première partie une moitié de parcours comme un dernier sursaut de la campagne, avant de rejoindre la N7 et l’urbanisation. Je suis devenu passager de la nuit, passager de la pluie ; elle ne m’aura pas quitté, obstinée et sans pitié jusqu’à Ablon, mais cette fois c’est bien fini !