Le cycle des Flèches de France 2007-2013,
épisode 14.
Pour ne pas passer tout mon week-end à faire cette flèche, j’emmène mon vélo pliant, le Dahu-Dahon au travail pour pouvoir partir avec dans la foulée. La journée de boulot commencée tôt, terminée tôt, première surprise : dans le train de banlieue qui m’emmène à Châtelet-les-Halles (les connaisseurs à certaines heures apprécieront), on en a profité pour me voler la banane que j’ai l’habitude d’accrocher au petit baluchon à l’arrière de la selle. Tant pis pour le p’tit creux de début de parcours ! Pour en être réduit à dérober une pauvre banane innocente… Là c’est sûr, c’est vraiment la crise… Où alors, peut-être est-ce la malédiction du vendredi 13 qui est déjà en route ; qui sait ?
Après-midi du vendredi 13 avril 2012 donc, c’est parti. Le début du parcours est laborieux comme doit obligatoirement l’être un vendredi parisien, jour de départ de vacances scolaires en supplément. Même si des nuages se font présents, le soleil arrive encore à briller comme au matin, malgré le fond de l’air toujours frais. Difficile d’imaginer que le temps du week-end devrait être pourri. Pour l’instant, avec 17°C au thermomètre, j’ai chaud. Pour essayer d’échapper à la pluie annoncée, je me suis couvert plus qu’à mon habitude ; trop à l’évidence. Je maudis les prévisionnistes météo qui font vraiment un bon métier. Jamais aucun risque de se tromper, jamais une erreur ou une faute à se reprocher. Si toutes les professions bénéficiaient de cette impunité des conséquences… Enfin bref ! Malgré la chaleur ressentie, les bosses au sortir de la région parisienne sont avalées dans l’enthousiasme du départ, car je sais qu’ensuite je vais avoir droit à du plat, du vrai, de quoi récupérer en traversant la Beauce. Les deux parcours étant parallèles, celui-ci aura le petit air de déjà-vu de ma précédente Flèche Paris-Hendaye : quelques bosses en quittant Paris, 200km tout plat, et le reste en montagnes russes plus ou moins interminables. Les nuages apparaissent et s’amoncellent toujours plus nombreux alors que j’arrive à Saint-Arnoult-en-Yvelines pour pointer chez une fleuriste. Mon accoutrement d’apprenti scaphandrier ne lui fait même pas peur ; merci Mademoiselle !
En repartant, j’essaie de réorganiser mes affaires à l’aide des poches de ma veste n’en manquant pas ; mauvaise idée… Je n’y ai jamais rien fourré, alors je ne m’étais pas aperçu qu’elles sont toutes mystérieusement trouées, et donc inutilisables ! Vendredi 13, es-tu là ? Et oui, nous sommes bien un vendredi 13 je vous le rappelle. Peu après, j’élucide l’énigme de la gouttelette poisseuse que je sens de temps à autre tomber sur mes genoux. Pour gagner de la place, j’avais accroché sous la potence avec un gros élastique une canette pour la soif, au cas où, le temps d’une nuit sans ravitaillement. Pourtant bien protégée et camouflée au contact de rien de pointu, cette saloperie de canette a, je ne sais pas par quel sortilège, subitement percée ! Pas d’autre choix, je décide de la boire avant qu’elle ne soit vide, impossible de me la réserver pour la nuit hélas… Tant pis. Malédiction du vendredi 13 es-tu là ? Ce qu’il y a de bien sur le plat à vélo, c’est qu’on avance vite et sans effort, à condition de ne pas avoir trop de vent de travers. Comme celui-ci est bien frais, le bon côté des choses c’est que j’ai enfin moins chaud ; mais le moins bon, c’est que je ne vais finalement pas si vite… Ni si lentement, donc allez, tout va bien ! Soudainement, ma lampe frontale se met à pendre lamentablement, comme une bête morte devant mes yeux. D’un coup, achevée sur une bosse. Comme elle me bat sur le front et que je n’y vois plus grand-chose, je m’arrête vite. Les sangles qui la tiennent d’habitude en place sont complètement détendues, cuites, plus du tout élastiques. Voilà autre chose ! Encore un mystère de plus… Alors j’improvise à la hussarde un nœud pile-poil à la bonne longueur, pour que la lampe reste fixée au casque sans aller m’assommer au cas où le bitume serait incertain. Pour l’instant ça tient. Vendredi combien déjà ; ah oui, le 13, c’est ça. Il n’y aurait pas une malédiction de temps en temps à cette date ? La température baisse doucement à mesure que des flaques d’eau sur la route trahissent des pluies tombées de plus en plus récemment. Ce qu’il y a de bien dans la Beauce, c’est aussi les tracteurs qui se traînent lamentablement dans les rues des villages, et qu’on n’a pas la place de doubler… Alors qu’on a tout le temps de mourir enfumé. Autre détail pittoresque, tous les noms des villages se ressemblent : Orsonville, Oysonville, Ossonville, Ensonville… Un mystère de plus est celui de la D132 : sur ma carte elle n’a pas de continuité entre Ensonville et Réclainville… et pourtant elle existe, après tout tant mieux ; mais alors qu’elle est bien là sur ma carte entre Mondonville-Sainte-Barbe et Ymonville, que je ne l’ai jamais trouvé sur le terrain… Ou plutôt si, j’ai trouvé un cul-de-sac y ressemblant, et qui s’est terminé après un moment incertain en séance de cyclo-cross en plein champ !
La D132 et ses mystères :
À gauche : la route coupée sur ma carte… mais qui existe bel et bien.
À droite : la route tracée existe-t-elle encore en réalité ?
L’après-midi touchant à sa fin, je fais un petit arrêt à Orgères-en-Beauce pour le ravitaillement. L’air est chargé d’humidité. Curieusement, le vent se renforce sur le soir, bientôt suivi de quelques gouttes. Je fais le plein du bidon au cimetière de Membrolles, avant d’arriver à la tombée de la nuit pour pointer à la carte postale dans Marchenoir… Sauf que je ne trouve ni Poste ni boîte aux lettres alors que je suis passé deux fois devant, sans les voir ! Il faut dire que le village est plongé dans la pénombre et ma lampe frontale ne fonctionne plus, ce qui n’aide pas pour déchiffrer l’obscurité des villages. Je change de piles puis d’ampoule mais rien n’y fait. La minuscule ampoule de rechange tombe par terre – hé oui, l’éclairage à LED était encore balbutiant – et je perds un temps fou pour la retrouver à tâtons sur le trottoir, sans avoir marché dessus. Un vrai miracle vu la taille du bidule, mais il y a en fait un vilain faux contact. Allumer la frontale est presque impossible, il faudra faire sans. Je crois que si ça se trouve, il y a bien une malédiction du vendredi 13.
Mes genoux, comme à leur habitude cette année, me font mal, mais cette fois ils me tourmenteront moins, se relayant l’un à l’autre et avec de longues heures de calme ; bref ça commence peut-être à aller mieux que lors de ma précédente Flèche où je n’ai eu aucun répit. L’obscurité n’est pas totale malgré le ciel chargé, et de temps en temps une étoile arrive même à percer pour y briller. Je fais ma première pause de micro-sieste dans l’abribus de Santenay. Les oiseaux joyeux, chantent dans la nuit l’arrivée de la pluie. Encore une étape plate. Nous sommes déjà le samedi 14, et je fais escale en milieu de nuit pour pointer avec une nouvelle carte postale à Chissay-en-Touraine.
En repartant, j’aurai le droit à une petite pluie fine continue. Les étoiles ne reviendront pas, j’ai maintenant moins de clarté pour suivre la route. Je ferai deux nouvelles pauses de micro-siestes sous des abribus. Je m’allonge en écoutant les gouttes tomber sur le toit ; même pour quelques minutes, l’arrêt fait du bien. Je passe par Dolus-le-Sec… Et vous l’avez deviné, il ne l’est pas ! À l’approche de l’aube, les oiseaux gazouillent de plus belle. Avec le retour du jour, la pluie cesse et la route sèche un peu. Sans lampe frontale j’ai eu une lecture approximative du parcours… En ratant pas mal de panneaux, et pourtant je ne me suis même pas égaré ; formidable ! Avec le samedi 14, le spectre du vendredi 13 s’éloigne enfin ; même pas eu peur d’une quelconque malédiction ! Quelques bosses commencent à vallonner la route sur la fin de cette étape. Je passe par La-Roche-Posay au petit matin, en me perdant un peu dans les rues du centre-ville. Rien de grave. À Angles-sur-l’Anglin, je me ravitaille à la boulangerie du village. Je choisis deux espèces de Sprits géants, délicieux et pas trop « sablonneux ». La boulangère en voit passer des cartons verts, et je suis dans les premiers pour cette année. Pourvu que la cuvée soit bonne !
Je repars, accompagné par les ruines de la citadelle. Le brouillard présent dès le lever du jour, s’épaissit pour disparaître soudainement à 10h. Partie de 4°C cette nuit, la température a péniblement grimpé de 2°C. Point de vue grimpette, voici le retour définitif des toboggans interminables vécus en parallèle sur la Flèche Paris – Hendaye il y a une douzaine de jours. D’abord passés en douceur, ils deviendront de plus en plus marqués, présents mine de rien jusqu’à la fin du parcours. Les nuages dispersés par le brouillard permettent le retour du soleil. Je passe par Pleuville… Et cette fois il n’y pleut pas ! Puis j’atteins Champagne-Mouton en début d’après-midi. Ce sera pause-café et pointage au bistro. Il n’y a pas un chat dans l’établissement, aussi le patron a le temps de se montrer curieux. Je lui explique le but de ma balade, le Saint-Graal du coup de tampon sur le carton vert, et être parti de Paris la veille dans l’après-midi. Je suis amusé de voir l’incrédulité dans ses yeux, comme bien souvent en me lançant dans de pareilles explications. Être crédible ou pas, aucune importance.
Le soleil présent ce matin perd la partie face aux nuages. Toujours les mêmes montagnes russes pour l’étape peut-être la plus vallonnée du parcours. Je ne m’étais jamais aperçu en parcourant les Charentes – il est vrai que je connais bien plus, comme tout bon touriste, celles que l’on dit Maritimes – qu’une multitude de lieux-dits commencent par « Chez », à l’image des « Ker » bretons. Mais où sont donc passées les vignes servant à élaborer cognac et le pineau ? Elles feront leur apparition plus tard, discrètement sur ce sol à l’apparence ingrate, qui une fois travaillé ressemble à un champ de cailloux à peine saupoudré de terre. En traversant à plusieurs reprises les rives de la Charente – le cours d’eau cette fois – je me dis qu’elle ne ressemble pas à la large rivière boueuse qui m’est bien plus familière vers son aval. Le crachin se remet à retomber à Marsac, suivi d’une vraie pluie à Sireuil où la route très prisée des automobilistes mène à Blanzac. Fin de samedi après-midi, je me ravitaille et pointe de justesse au moment de la fermeture de la boulangerie. La pluie vient de cesser. Vu comment le centre-ville est encaissé, et qu’il faudra bien remonter tout ça, je me repose cinq minutes sur un banc, histoire de déguster peinard ma part de flan. Une chatte tricolore à la queue nettement en Z vient me faire du charme…Et nous partageons tous deux la pâtisserie qui semble bien lui plaire. Ma nouvelle amie me quitte une fois son festin terminé, signe qu’il est temps pour moi aussi de repartir.
Le ciel reste menaçant et l’air chargé d’humidité, alors que le jour baisse doucement en attendant le retour du crachin. Comme la nuit ne sera vraisemblablement pas bien claire et que ma lampe frontale est définitivement défaillante, je préfère ne pas tenter ma chance pour ma seconde nuit. À Chalais, je décide de rejoindre la D674, une route plus large et plus facile à suivre sans risque de me perdre jusqu’à Libourne. Bien entendu, je ne vous la conseille pas en pleine journée, cette simple deux voies bien entretenue y est certainement beaucoup plus passante. Sur une Flèche de France en version touristique, le règlement laisse libre de choisir des routes différentes du parcours officiel entre deux contrôles, alors pour une fois ce n’est tricher, et de toute façon ce n’est pas un raccourci non plus. C’est juste une question de sécurité et de prudence vis-à-vis des conditions météo, de mes conditions d’éclairage… Et éventuellement de ma vigilance en ce début de seconde nuit sur le vélo. Cet itinéraire annonce tout de suite la couleur, avec son panneau vert pour Libourne affichant une cinquantaine de kilomètres. Au moins, je sais que je suis sur cette route pour deux heures. Tout va bien, c’est tout droit ! Les villages traversés et les kilomètres s’égrènent lentement, sans envie d’assoupissement. Les bosses sont toujours présentes, même si elles me semblent moins accentuées en entrant dans la Gironde, mais c’est peut-être purement psychologique. La route de nuit donne souvent de fausses impressions de vitesse et de relief. En approchant Lalande-de-Pomerol, il est hélas trop tard pour espérer décrocher une dégustation dans les chais. Je rejoins le tracé officiel de la Flèche. Libourne est une grande ville qui semble se perdre en longueur, et malgré tout, il n’est pas si facile de trouver un bureau de Poste ou une boîte aux lettres pour le pointage à la carte postale. Dans l’espoir d’y parvenir, je tourne la tête sans cesse de droite et de gauche en tentant de déchiffrer l’obscurité… À en attraper un torticolis ! Je finis par la dénicher sur une place, ma fameuse boîte aux lettres, peu après minuit. Déjà le dimanche matin, donc. Il n’y a pas grand monde dans les rues, et pour l’instant le sommeil ne veut toujours pas de moi. Tant mieux, c’est reparti pour la dernière étape. Allez, j’aurai facilement le premier train pour Paris !
Le crachin est toujours là, qu’importe, Bordeaux n’est plus très loin. Je pensais que sortir d’une grande ville comme Libourne allait me poser problème, mais non, aucun. À Saint-Germain-du-Puch, je m’arrête préventivement cinq minutes sous un abribus pour ma seule pause de micro-sieste de cette nuit. En repartant, il ne me reste plus qu’à suivre la vingtaine de kilomètres restante qui doit m’amener directement à Bordeaux. À Tresses, les dix derniers kilomètres ne sont pas si simples à suivre. Je commence à douter de la route car je ne vois plus de direction Bordeaux. Je perds la D241 et j’ai l’impression de tourner en rond dans les villes de banlieue. Je ne peux me fier qu’à ma carte grossière sans aucun détail de l’agglomération Bordelaise. Au prix de kilomètres supplémentaires, j’arrive enfin à entrer dans Bordeaux. Même pas 3h du mat’. J’en profite pour me faire – toujours sous le crachin – une petite virée dans le Bordeaux by night, où pas mal de groupes de jeunes déambulent en cherchant comment terminer cette nuit agréablement. Je n’ai à présent plus qu’à rejoindre la gare de Saint-Jean, et emballer le Dahu-Dahon dans le bout de bâche bleue que je traîne depuis 600km pour prendre le TGV ! Fin de l’aventure.
Pour conclure, mes impressions sur cette flèche :
- Une couleur : le jaune. Celui de la plupart des champs, du colza en fleurs de la Beauce comme des Charentes.
- Des rides : celles de la terre, expressive dans ses montagnes russes incessantes, placées là comme pour faire oublier la platitude de la Beauce.
- Des oiseaux : des piafs joyeux à chanter sur tous les tons l’arrivée de la pluie, jusqu’à tous ces faisans criant ou s’envolant sur mon passage.
- La pluie : bien sûr, comment l’oublier, cette compagne fidèle de mes deux nuits à pédaler.