Le cycle des Flèches de France 2007-2013,
épisode 10.
Après le BRM 1000km de Longjumeau, plus rien, je n’ai pas roulé. Pause de quelques mois pour cause de déménagement. Un été bien occupé par les cartons, et puis ? L’automne est déjà là, alors quoi de mieux que le froid de gueux de ces derniers jours, et la pluie annoncée pour les suivants, pour reprendre la route ? C’est donc décidé, j’irai à Luchon… Ou plutôt j’en reviendrai ; un peu des deux en fait, mais comme c’est un peu compliqué, je vais vous expliquer. J’allais oublier le grain de sable, le dernier détail qui finit toujours par faire merder ce qui a été planifié. La série de grèves censée lutter contre la fuite des retraites vers un âge toujours plus canonique n’en finissant pas – indépendamment du bien-fondé qu’il y a ou non dans cette action – ne m’arrange pas, car j’ai besoin de prendre le train pour Toulouse. Toulouse, pas Luchon, ça fait un peu loin, non ? Oui, Toulouse donc, pour trois – ou quatre – raisons pratiques :
- Je ne m’écarte pas trop du parcours nominal de la Flèche – enfin je le croyais au départ – et je ne suis pas à 100km près… mais largement le double en fait, si je n’avais pas calculé mes distances au pifomètre !
- Mon frère et sa petite tribu, que je n’ai pas vus depuis je ne sais plus combien de temps habitent dans les environs – de Toulouse, pas de Luchon –, ce qui me donne un bon prétexte pour passer par là, et m’en servant comme base arrière sur le chemin, à l’aller comme au retour. Excellent alibi !
- Sur une Flèche en parcours touristique, on peut suivre l’itinéraire que l’on veut entre deux contrôles, alors cette 10ème Flèche mérite bien d’innover un peu ! Donc si je veux – ou si je suis assez idiot pour – m’allonger le kilométrage juste pour le plaisir… J’en ai parfaitement le droit !
- Accessoirement, le billet de train sera moins cher, mais au diable l’avarice. Soyons fous, les chiffres ronds c’est bien aussi… Alors vivons dangereusement, et hop c’est parti pour un bon millier de kilomètres !
Lever 6h15, comme je voudrais encore dormir ! Pas le temps. L’actualité rassurante m’indique que je suis toujours en France : la grève continue et tout le monde râle ! Comme pour le confirmer, ma présence dans le train de banlieue avec un vélo m’attire quelques beuglements et insultes, malgré la place disponible pour y glisser mon engin. Sur les nerfs les gens, comme si j’étais responsable de tout ce merdier, comme s’il fallait que j’organise ma vie selon les revendications des uns et les humeurs des autres. Gare d’Austerlitz, mon train pour Toulouse n’est pas affiché. Ben voyons ! Contrairement à ce qu’Internet annonçait, il est supprimé. Magie de la SNCF, un autre train partant une demi-heure plus tard, arrivera pourtant un quart d’heure avant celui qui était initialement prévu, malgré deux arrêts en plus… Allez comprendre ! M’en fiche un peu, du moment que le convoi parte avec mon vélo non emballé dedans.
Ce matin, la SNCF cultive également l’art du suspense : « Le train ceci cela à destination de Toulouse est en préparation »… « Le train ceci cela à destination de Toulouse est en cours d’assemblage »… « Le quai du train ceci cela à destination de Toulouse sera bientôt annoncé à l’affichage »… « Le train ceci cela à destination de Toulouse partira du quai numéro … 6 ». Enfin. Tout ça pour ça ! Et toute une foule s’y rue comme si sa vie en dépendait. Et moi dans le flot, pris par la multitude, localise avec bien du mal le compartiment où mon vélo jouera au cochon pendu pendant six heures et demie. C’est parti, nous roulons, ou plutôt nous glissons sur l’acier. Deux heures plus tard, je commence sérieusement à trouver le temps long. Ma fidèle monture aussi, trépignant d’impatience, sautillant sur son crochet. Profites-en pour te reposer, tu la verras la route. Tiens, regarde, le sud appelle le soleil… J’en suis réduit à parler à un vélo ; comme le temps s’écoule lentement ! J’ai horreur de ces moments de solitude forcée, bruyante, où le sifflement des rails me prive même de la possibilité de méditer, entre la porte automatique déglinguée laissant entrer un air glacé et la fenêtre bringuebalante.
À la fin de l’éternité, il est dit que les trains finissent par arriver. C’est vrai.
Pour moi, la fin de l’éternité coïncide avec la fin de l’après-midi. Fort de cette constatation qui n’a aucune importance, je quitte la gare de Toulouse-Matabiau. Je m’échappe par les quais grouillants pris dans une circulation effrayante, puis prends la piste longeant les bords du canal du Midi. L’ancien chemin de halage est bitumé, très bien entretenu, et très fréquenté par les cyclistes du cru. Bobos, jeunes, souvent les deux à la fois, je croise pas mal de « fixies ». Curiosité locale, j’arrive à une sorte de pente en colimaçon, comme entre les niveaux des parkings à bagnoles, qui évite ici aux vélos une descente vertigineuse. Délicate attention ! À mesure que je m’éloigne de la Ville Rose, les cyclistes se font de plus en plus rares. Puis je quitte la piste pour rejoindre ma base arrière du nord Lauragais, par des routes vallonnées. Trente-cinq kilomètres, pas de quoi fouetter un chat. Dodo, les choses sérieuses commencent demain. Finalement pas couché trop tôt, des choses à raconter, causette en famille ; le réveil sera difficile…
7h du matin et c’est parti dans la nuit du 20 octobre. Il fait froid, mais les 3°C sont malgré tout très supportables. C’est sans doute la magie du sud. Après une dizaine de kilomètres, je m’aperçois qu’en plus de ne pas avoir retrouvé ce matin ma crème pour le cuissard, j’ai oublié de prendre mes bidons. Pas assez dormi, non mais quel con ! Je reste un instant incrédule devant tant de stupidité. Tant pis, je ne fais pas demi-tour, je me débrouillerai bien en route. Sur le chemin, les fruits providentiels d’un poirier sauvage me fourniront – à défaut de sucre, acidité oblige – au moins ce qu’il me manque le plus : un peu d’humidité ! À Auterive – pas celle de la Flèche, mais une autre, au sud de Toulouse – je me procure deux bouteilles d’eau qui me serviront de bidons de fortune. Même si c’est loin d’être pratique à l’usage, le problème est réglé. La température très fraîche a du mal à dépasser les 5°C. Elle s’élèvera vaillamment à 11 en fin de matinée, portée par un soleil faisant son apparition à Saint-Julien-sur-Garonne, où je découvre déjà les sommets pyrénéens émerger de l’horizon dans un délicat voile bleuté. J’avance tranquillement, d’autant plus que je commence à réaliser que Saint-Gaudens n’est pas si près que je le croyais. J’y passe en tout début d’après-midi. J’ai rejoint l’itinéraire de la Flèche, mais comme je ne suis pas encore en début de parcours – il faudrait déjà être passé par Luchon – j’y pointerai au retour ; il faut faire les choses bien ! Une petite centaine de jeunes – et quelques moins jeunes – manifestants expriment leur inquiétude face à une retraite toujours plus fuyante. Ce regroupement reste bon enfant. De loin en loin sur la route, la France en grève s’orne de banderoles. Les petits écriteaux « plus de gasoil » sont une valeur sûre ! Point de vue carburant, tant qu’il n’y a pas pénurie aux boulangeries, je devrais être tranquille. Le paysage et la route s’élèvent doucement. 19°C est tout de même atteint au meilleur de la journée, mais avec une impression très fraîche due au petit vent montagnard. Même si la route n’est pas extraordinaire en soi – et hélas assez fréquentée – les Pyrénées en ligne de mire sont de toute beauté. Comme un crétin de parisien, j’avais oublié comme ces montagnes peuvent être magnifiques ! Bref, revenons à nos moutons, qui d’ailleurs broutent paisiblement aux abords de Luchon dans le tintamarre joyeux de leurs cloches, m’encourageant pour les derniers kilomètres. J’approche sereinement. Bagnères-de-Luchon ou Luchon tout court, être ou ne pas être, fromage ou dessert, blondes ou brunes – les bières, naturellement – slip ou caleçon, autant d’interrogations existentielles ! En fait, Bagnères ou pas, Luchon est Luchon comme Paris sera toujours Paris, point final. La neige espagnole toute proche me nargue de sa puissance grandiose. Devine-t-elle que je ne viendrais pas à elle… pas cette fois… Mais à l’avenir, qui sait ? Le temps de pointer, et d’envoyer une carte postale à la petite Marie (qui vient de perdre sa première dent de lait, pendant que je péda…lait) et c’est reparti. Comme l’après-midi est déjà assez avancé, à cause d’un excès d’optimisme sur les distances, je ne m’attarde pas. Il me reste le trajet du retour, donc 175 autres kilomètres pour retourner à ma base arrière, et y décrasser fringues et bonhomme, et accessoirement dormir ce qu’il faut… Ou ce qu’il reste !
La Flèche commence donc officiellement ici, alors c’est maintenant du sérieux. Fin du prologue après 1500m de dénivelé déjà engrangé, ce sera plus plat dans l’autre sens. En principe, de Luchon à Saint-Gaudens, dans cette direction c’est du facile : se laisser vivre toute l’étape sur une descente continue toute douce ! Pas tant que ça en fait, car un léger vent de 3/4 face m’oblige tout de même à pédaler autant qu’à l’aller. Tant pis, je m’économiserai plus tard… Ou pas ! Malgré tout, je file bon train pour profiter du jour déclinant. Je passe fièrement une deuxième fois le col de Hountérède, aussi plat que dans l’autre sens, mais gravir deux fois le même col dans la même journée relève pour moi de l’exploit ! Puis j’arrive à Saint-Gaudens – cela en deviendrait presque une habitude – alors que l’après-midi est cette fois bien avancée. Les manifestants de tout à l’heure se sont évaporés. Cette fois c’est sérieux, alors je fais tamponner ma carte verte.
Je repars en m’écartant à nouveau du parcours nominal de la Flèche, cap au nord-est direction Cazères, Carbonne, Auterive, Nailloux… Là, je ne suis plus dans la quarantaine de kilomètres de faux plats descendants, les vallons reprennent leur droit, mais le vent s’essouffle. Je suis de retour dans le nord Lauragais alors que la nuit est tombée depuis longtemps, mais pas encore la température. Bilan : 350km là où je pensais en faire dans les 250, ça m’apprendra. Demain, je commencerai par rejoindre le tracé nominal de la Flèche pour pointer à Saint-Nicolas-de-la-Grave.
21 octobre 2010, départ à 7h du matin. Cette fois-ci je n’ai pas oublié mes bidons ! Fin de nuit. Mes torches n’éclairent pas grand-chose, mais dans une heure, avec le jour, le problème sera réglé. Je suis encerclé par un brouillard parfois assez épais, il résistera par endroits une bonne partie de la matinée. La température est tout juste positive, avec 1°C. Là aussi, dans quelques heures ça ira mieux ! J’approche de Toulouse sous le soleil, parmi énormément de cyclistes locaux. Quittant le Canal du Midi, je continue sur un autre canal, celui Latéral à la Garonne. La piste comporte quelques courts passages de graviers. Comme ces deux chemins de halages sont aussi plats l’un que l’autre, je progresse tranquillement en mode diesel. Début de journée peinard. J’aurai le temps de tourner les jambes bien assez tôt, en taquinant le Massif Central. Après Dieupentale, je suis rejoint par un cyclo local qui me tiendra compagnie jusqu’au port de Montech, où il fera demi-tour. Un peu plus loin je me fais piéger en longeant une île, trompeusement bordée d’écluses, et se finissant en cul-de-sac… Une chance sur deux, j’avais choisi le mauvais côté ! Demi-tour, je ne suis plus à quelques kilomètres près. Je quitte le chemin de halage à Castelsarrasin, pour rejoindre le tracé nominal de la flèche à Saint-Nicolas-de-la-Grave. J’y pointe en fin de matinée, tout va bien.
Fin de matinée, la température monte. 14°C, pas mal bien que le fond de l’air très frais ne le laisse pas penser. En repartant, je croise à Moissac deux pèlerins en chemin pour Saint-Jacques de Compostelle. Cette flèche croisera Le Camino assez souvent. Fini le plat, on va maintenant pouvoir jouer avec les bosses. Un pommier me sert de ravitaillement sur un bord de route, pas dans un verger, je ne suis pas voleur de pommes. Ce serait d’abord un sacré manque d’ambition, mais ne concluez pas trop vite que je sois voleur d’autre chose ! Les petits fruits sauvages ont une belle pointe d’acidité, j’aime ce goût, et ça change du sucré. Peu avant Sauzet, se présente la seule chose dont j’ai peur à vélo : l’apparition de deux molosses en liberté dans les bois ! Ils m’attendent au beau milieu de la route, au détour d’un virage. Personne à l’horizon, ni maître ni rien d’autre, et ils commencent à courir vers moi toutes dents en avant. Merde ! Bon, trop tard pour faire demi-tour, il faut s’y coller. J’accélère comme un damné. Les deux chiens noirs mettent en place une stratégie efficace : le premier verrouille l’avant et le deuxième me file au train. Je suis piégé, pris en sandwich, et c’est moi qu’on se prépare à bouffer entre les tranches de pain ! Pignons tout à droite, je tourne les manivelles à fond, histoire que le deuxième n’arrive pas à m’attraper un mollet. Le premier a de l’allonge, l’enfoiré. Il ne veut pas se laisser doubler et se met à zigzaguer en se retournant sans cesse. Même pas foutu de se casser la gueule. Quitte à finir dévoré ou en vraiment sale état, autant le faire avec panache, alors j’accélère encore, à bout de souffle. L’oxygène me manque, l’air semble s’être évaporé autour de moi. Changé en plomb, il pénètre dans mes bronches comme du gravier, du papier de verre. Je ne pourrai pas tenir la cadence bien longtemps, il n’y a pas d’échappatoire, alors je file tout droit, coûte que coûte, avec une détermination farouche. On verra bien ce qui arrivera, mais je ne serai pas le seul à me retrouver par terre. Je ne sais toujours pas comment je suis passé devant sans fracasser le vélo dans cette saloperie de clébard, mais j’ai réussi à le doubler indemne. Certaines pommes ont profité de l’agitation pour jouer les filles de l’air. Je mets un moment avant de ralentir et oser me retourner. Mon cauchemar n’est plus en vue. Je n’y crois pas, regarde à deux fois… mais ne m’arrête pas ! Mes poumons retrouvent enfin de l’air, et mon cerveau calme son ébullition. Je peux maintenant voir le bon côté des choses : 1° je ne me suis pas fait dévorer dans le fond d’un bois, c’est une bonne nouvelle ; 2° le coup des chiens c’est fait, alors avec un peu de chance je devrais être tranquille pour le restant de la Flèche ! Les choses reprennent leur cours ordinaire. Une voiture immatriculée 75 me double, elle sera certainement arrivée à Paris avant moi. Après Caix, au loin un cycliste passe à droite, à gauche, continue de louvoyer, semble chercher quelque chose ou peut-être a-t-il un problème technique. Je m’approche. Finalement l’homme va bien, et il a de bons yeux, car il regardait juste les poissons nager dans la rivière ! Encore une très belle étape qui s’achève. Moi, j’ai les jambes coupées par la montée d’adrénaline. Le Lot est décidément un département de caractère, et avec les couleurs débutantes de l’automne, cette Flèche est vraiment magnifique. L’après-midi a filé, et les températures se sont égrainées aussi rapidement que le soleil a baissé. Je commence à avoir très froid au crépuscule, tandis que j’atteins Sarlat-la-Caneda. Comme mes genoux commencent à se figer à cause de la température et des bosses gravies (et encore à gravir), que mes jambes restent lourdes après l’épisode des molosses, et que le cuissard m’irrite plus tôt que prévu à cause de ma stupidité (l’absence de crème en allant à Luchon) sans compter mes torches manquant de puissance avec le froid, pour une fois je ne roulerai pas toute la nuit. Raz-le-bol de tout ça mis ensemble ! Un hôtel me tend les bras à l’entrée de la ville, le prix est raisonnable, alors pour ma 10ème Flèche, j’innove. Une bonne pizza, pointage, et au dodo !
3h30, il est temps de se lever. Je réajuste en un rituel soigneux toutes les couches de vêtements m’aidant à combattre le froid. Je suis un oignon mais l’odeur n’est pas la même ! Je quitte ma chambre d’hôtel douillette, sans doute gèle-t-il dehors. Malgré la douche, j’ai l’impression de sentir très fort le chien mouillé. Il faut aérer tout ça, alors c’est parti. À croire que si on laisse un cyclo se reposer trop longtemps, il moisit ! En parlant de chiens, je ne comprendrai jamais ce que la vue d’un simple vélo peut leur déclencher. Je repense à la frayeur d’hier. Comment réussir à avoir tant de haine pour un simple objet ? Un mystère. Peut-être ont-ils été des bagnoles dans une autre vie ! En mettant le nez dehors, l’évidence s’impose : effectivement, il gèle. Par contre la nuit est claire, c’est déjà ça. Les jambes ont du mal à se remettre en route après ces quelques heures de pose, tandis que mes mains et mes pieds s’engourdissent progressivement dans le froid. Même avec le retour du soleil, la température peinera à redevenir positive, comme le sang peinera à retrouver le chemin de mes extrémités. Dans la nuit, le point de vue sur Brive-la-Gaillarde, illuminée, mérite le coup d’œil. La multitude des lumières contraste avec ma glaciale solitude nocturne. Pour rejoindre Arnac-Pompadour, il faut suivre la direction Pompadour tout court. Pas de trace d’Arnac sur les panneaux, même à l’entrée de la ville. Cela devait faire mauvais genre, pensez donc, une ville avec un champ de courses en plus, il fallait absolument débaptiser ! Pourtant l’arnaque se trouve là, qui m’attend. J’ai eu droit ce matin à des pâtisseries rassies, dans une soi-disant boulangerie. La vie de randonneur est parfois ingrate, alors je les ai mangées, mais sans aucun plaisir. A priori, le mépris du client de passage a encore – parfois – cours dans nos campagnes ! À une cinquantaine de kilomètres de Saint-Léonard-de-Noblat, les bosses deviennent de plus en plus ventrues, pouvant me faire perdre dans leurs creux une centaine de mètres de dénivelé qu’il faut regagner par la suite. Alors pour me motiver, je joue avec l’altimètre de mon compteur. Atteindra-t-on les 500m d’altitude ? … Oui, et le record sera battu plus d’une fois. Arrivera-t-on à plus de 2000m de dénivelé dans l’étape ? … Encore oui (pas mal pour 140km). À Saint-Germain-des-Belles, je retrouve une nouvelle fois le chemin de Saint-Jacques, puis j’arrive à Saint-Léonard-de-Noblat en tout début d’après-midi. La fraîcheur de l’air, le vent faisant tournoyer les feuilles mortes, le temps gris, l’entrée de ville par un contrebas triste en déshérence, tout cela donne une impression sinistre au bourg de Poulidor. Heureusement, le centre-ville est plus gai que ses faubourgs. Pour pointer, je choisis un des bistrots sur la grande place. Je me réchauffe le temps d’un grand café, et c’est reparti.
Dans la première partie de l’étape, je retrouve encore une fois le chemin de Saint-Jacques. Je passe par Saint-Martin-Sainte-Catherine, où les nombreuses maisons abandonnées me laissent l’image caricaturale de la Creuse déserte ; un comble pour ce village pourtant placé sous la protection de deux Saints ! Cependant, encore un magnifique département sous les couleurs automnales. À Bénévent-l’Abbaye, une pluie fine commence à tomber. Je me recouvre avant que cela se gâte, mais le temps redeviendra vite sec. En longeant un des nombreux vergers bordant la route, je me ravitaille une nouvelle fois en pommes. Celles du limousin sont paraît-il les meilleures. Je confirme, elles ne sont pas mauvaises du tout. Je ne les ai toujours pas volés, les fruits m’attendaient dans l’herbe du bas-côté en limite d’exploitation, trop moches ou tombées d’un cageot trop plein. Je pensais que les bosses allaient commencer à s’aplanir dans cette étape, hé bien non, et l’altitude monte encore, avec un dénivelé qui sera de 1600m (pour 120km). Encore un tronçon bien vallonné. L’après-midi avance. Il faut que je pense à me ravitailler en solide et liquide avant la fermeture des commerces. À Dun-le-Palestel, je fais un détour par le centre-ville espérant y trouver mon bonheur. Je discute cinq minutes avec la boulangère qui s’excuse de ne pas avoir de Coca-Cola « normal », mais que du « light », faute à la mode ! Comme il me faut du sucre, ce n’est pas avec ça que je vais aller loin, et nous nous mettons à discuter de mixtures énergétiques maison. À Aigurande, les bosses commencent enfin à se faire raboter un peu. La nuit tombe et la lune se lève, pudiquement drapée dans un voile de nuages. Elle est « dans l’eau » comme disait mon grand-père, qui voyait dans l’astre trouble l’annonce de la pluie prochaine. Je pointe à La Châtre dans une température encore acceptable, mais qui ne le restera pas bien longtemps. Dommage, car une nuit blanche s’annonce au programme.
Je repars vite avant de me refroidir. Décidément, mes batteries n’aiment pas les basses températures. Pour m’aider à y voir un minimum quelque chose, je décide de suivre les grands bouts droits avec un éclairage à l’économie. Je bifurque pour ne pas risquer de me perdre ou de manquer un virage, et pour pouvoir rouler à bonne allure en évitant la pénombre des forêts. Je quitterai donc une nouvelle fois le parcours nominal de la Flèche pour passer par Issoudun, Vierzon et Salbris en prenant la D918 et l’ancienne N20. De jour ça se discute, mais de nuit en semaine, ces grands axes sont à peine fréquentés mais très roulants. Je me dégourdis les jambes, les pignons enfin tout à droite. Ça fait du bien après avoir longé le Massif Central. La moyenne va enfin pouvoir augmenter un peu, au lieu de descendre inexorablement. Je mouline tellement bien, sur le plat et pour ne pas me refroidir, qu’un tracteur hésite à tourner et n’ose pas s’engager au croisement. Il a dû être surpris de ne voir passer qu’un simple vélo ! À Vierzon, un jeune homme s’arrête devant l’abribus dans lequel je me suis allongé. Je mâchonne à l’horizontal une barre énergétique les yeux fermés. Vu la température négative, il me demande si je dors et s’il peut m’aider à trouver mieux comme endroit. Je lui réponds que tout va bien et que je repars dans un instant, mais je le remercie de s’être préoccupé de moi. J’en profite pour faire ma seule pause de micro-sieste de la nuit. La lune se découvre, m’éclaire, le froid devient intense. Il fait -5°C. Le Coca-Cola est une chose extraordinaire, un parfait antigel même, car à cette température et en y ajoutant le froid relatif crée par le déplacement du vélo, il reste liquide, débutant tout juste sa cristallisation. Mes barres de céréales par contre, sont devenues dures comme du bois, à s’y casser les dents ! Mes gencives apprécient moyennement. Je courbe les orteils dans les chaussures, les recroqueville pour essayer de les garder au chaud. Peine perdue. Je tenterai tout pour me réchauffer, comme passer un moment dans des WC publics où il fait 0°C, un vrai luxe en comparaison du dehors ! Plus efficacement, je m’adosserai de-ci de-là cinq minutes à des transformateurs électriques, dont la tiédeur relative ne me dégèle pas vraiment, mais dont le ronronnement continuel est hypnotique : gare à l’assoupissement ! À Salbris, je prends la D724 pour rattraper le parcours nominal de la Flèche, et rejoindre Souesmes pour y pointer en pleine nuit à la carte postale.
En repartant, j’attends l’aube avec impatience, car je désespère d’arriver à me réchauffer un jour. Pas mal d’heures à patienter encore. Puis les batteries de mes torches abandonnent la partie face à l’assaut du froid. Celles de mon appareil photo ne résisteront que peu de temps supplémentaire, mais heureusement l’aurore arrive, irradiant l’horizon de rouge et les nuages de bleu. Même avec le retour du soleil, la température reste négative. Des nuages de plus en plus nombreux font leur apparition. Je sens que ça va mal tourner. Le sang regagne progressivement mes orteils qui n’y croyaient plus. Pour me confirmer qu’ils sont toujours là, vivants, ils me brûlent atrocement. En fin de matinée 7°C sont atteints, mais sous un ciel menaçant qui ne tarde pas à lâcher ses averses. J’arrive à Saint-Chéron sous la pluie. Lors du pointage, un bon café ne sera pas de trop.
Dernière étape, cinquante petits kilomètres, mais il faut y aller. Pas trop envie. En raison du froid et de la pluie, le retour sur Paris que je trouve d’habitude laborieux m’enchante aujourd’hui encore moins ! Et dire que je n’ai même plus de quoi prendre de photos pour passer le temps, quelle misère ! La délivrance arrive bientôt, c’est l’essentiel, et je me motive en m’imaginant déjà au chaud, après une bonne douche, et avant une non moins bonne sieste ! Allez, ça vient…
Au final, je ne regrette pas d’avoir fait cette superbe flèche. Elle a cependant été assez éprouvante, pas trop en raison du dénivelé – qui n’est toujours pas mon fort – pas vraiment non plus à cause du kilométrage que je me suis rajouté avec ma déviation volontaire par Toulouse – soit finalement 200km supplémentaires pour un total de 1100 ! – mais surtout à cause du froid intense, car malgré une température qui montait assez la journée, le fond de l’air est resté constamment glacé. J’ai déjà fait cinq Flèches au mois de novembre, et dire que pour cette fois je voulais l’avancer un peu, histoire de ne pas avoir trop froid… Hé bien j’ai été servi, croyez-moi !