Vendredi 25 avril au soir, je prends le RER direction Paris, avec bien entendu mon vélo. Dans le fourgon de queue, un groupe de jeunes fument une drôle de cigarette artisanale, dont les effluves acres trahissent une composition herbacée pas très catholique. Ils se la passent de main en main et de bouche en bouche… en me la proposant au passage. Et dire que la SNCF trouve que les voyageurs ne se montrent pas assez conviviaux entre-eux… Un comble ! Outre le fait que je n’échange pas volontairement mes propres microbes avec n’importe qui, et que le composé de ladite cigarette doit être inscrit au tableau des substances dopantes – alors que cela me semble plutôt contre-productif, sportivement parlant, mais je ne suis pas spécialiste non plus…– je n’ai jamais en outre fumé quoi que ce soit de ma vie, qui pourtant est loin d’avoir été exempte d’une myriade de vicissitudes dont toutes ne sont pas forcément avouables ici… Bref, je refuse donc poliment le susnommé mégot rougeoyant qui se présente à moi. Arrivé à la Gare du Nord, je retourne en surface prendre l’air frais dans la nuit parisienne tranquille, puis je fais la liaison pour rejoindre la Gare de l’Est. Et là, quelque chose m’échappe. Me voilà à déambuler dans la station déserte, à la recherche des lignes de banlieue, dont la subtilité veut qu’elles soient camouflées au beau milieu des voies de grandes lignes. Il fallait connaître ce détail, qui en près de 45 ans d’existence, et de voisinage avec la capitale, m’avait toujours échappé. On ne passe jamais assez de temps dans les gares !
Donc après avoir tourné en rond un moment, le temps disponible pour ma correspondance s’est considérablement réduit, et le fait de me battre avec un automate refusant obstinément que je lui paye mon ticket n’y arrange rien. C’est le dernier train, alors la tentation est grande d’embarquer sans payer. Heureusement la deuxième machine sera plus compréhensive… et me voilà à courir sur le quai, de manière grotesque à cause des cales aux pieds, à la recherche de l’emplacement autorisé aux vélos… qui est bien entendu à l’autre bout du train. J’attrape le wagon de justesse, ça c’est fait, et comme le premier arrêt se situe à une éternité d’ici, et que les suivants se feront tout autant attendre, j’ai maintenant largement le temps de souffler avant de voir apparaître Provins.
Terminus. Peu après minuit, il faut maintenant pédaler pour rejoindre Troyes dans les temps. En théorie et en ligne droite c’est facile, en pratique et surtout une fois arrivé dans la grande ville… ça l’est un peu moins. La nuit est sombre, pas de lune, quelques étoiles arrivent à trouer le voile nuageux, le temps se maintient après les averses de la journée… mais de la pluie est annoncée pour ce brevet. Je m’extrais de Provins tranquillement par une longue montée. Je ne sais pas si c’est un effet d’optique, mais l’église de Sourdun, généreusement illuminée, me semble plantée de travers. À l’entrée de Nogent-sur-Seine, l’usine à droite rivalise en fumée avec la centrale nucléaire située à gauche. Les bruits secs et métalliques trouant le silence, les odeurs âcres et inattendues, les éclairages crus et ces nuages irréels montant furieusement à l’assaut du ciel : j’ai toujours trouvé l’industrie de nuit particulièrement fascinante. Sur la butte avant de passer par Belle-Assise, une autre usine rejette une fumée dense et abondante, accompagnée d’une forte odeur végétale indéfinissable. Vers Échemines, une multitude de lumières clignotantes rouges et blanches semblent en lévitation au-dessus de la plaine. Elles forment un long alignement étrangement en suspension dans les ténèbres lointaines. Si c’est un champ d’éoliennes, la quantité est incroyable. Finissant par m’en approcher, je commence à distinguer la base des mâts nus dont l’obscurité me cache le sommet. Finalement, les hélices sortent peu à peu de la pénombre. Les villages se succèdent. Je rejoins enfin Troyes. Pas facile sans passer par les grands axes. La dernière fois que je suis passé par ici, c’était lors d’un pointage sur le BRM 600km de Noisiel… en 2007. À vrai dire, je ne garde aucun souvenir de la route, sept ans après. Il me reste juste l’impression d’une ville à l’orientation complexe et laborieuse – pour trouver où pointer – et cette nuit c’est à peine mieux. Après avoir fini par trouver la gare, dénicher le lieu de départ du brevet n’est plus qu’une formalité… et on verra bien ce soir pour le retour !
J’ai finalement une bonne marge d’avance, mais je n’ai pas envie de dormir. Ce sera donc une nuit blanche en attendant le départ. Peu de participants sur ce brevet, mais quelques têtes connues. Dès les premiers tours de roues le rythme est rapide. Les 5 ou 6°C de cette fin de nuit ne se font pas trop sentir, peut-être parce que je viens de rouler une bonne partie de la nuit. Les villages se succèdent dans la pénombre. La remontée de la D78 jusqu’à Villacerf est avalée à bonne allure. Nous refaisons en sens inverse le chemin que je viens de faire de nuit, mais avec la venue de l’aube, la route et le paysage prennent une autre dimension. Le monde prend du volume, des couleurs se matérialisent, les champs de colza noirs et invisibles à l’aller, deviennent maintenant plus clairs. La brume rasante et le soleil naissant donnent une vision très agréable du lever du jour sur la plaine. Le Pavillon-Sainte-Julie, la matinée promet d’être assez belle. Un fin croissant de lune apparaît délicatement orangé dans la lueur bleutée du lever du jour. Mais d’où sort-il donc, invisible cette nuit, alors que j’aurais dû l’avoir droit devant, inratable dans mon champ de vision ? Le groupe de tête est parti bien trop vite pour moi, je décroche peu à peu pour continuer à mon rythme. L’usine au voisinage de Belle-Assise fume toujours aussi abondamment. La forte odeur de végétaux trop cuits conserve son côté mystérieux, rappelant un peu les petits pois brûlés, même si je n’ai pas pour habitude d’en carboniser régulièrement ! Ferreux-Quincey, nous quittons définitivement la route que j’ai empruntée cette nuit à l’aller. Par inattention, à Longueperte je continue tout droit sur la D51 au lieu de prendre à gauche pour suivre la D52. Avec mon petit groupe, nous nous retrouvons à faire une séance de jardinage entre zone industrielle et voies de chemins de fer. Je fais un bien mauvais guide, mais ils ne le savent pas. Ils ne connaissent pas mes égarements légendaires, ceux que permettent encore les bonnes vieilles cartes routières ! Par fainéantise, cette fois je n’avais même pas préparé le tracé du parcours, alors j’y vais un peu à l’aveugle, ce qui n’a donc rien arrangé ! Finalement, un peu de temps a été gâché mais peu de distance, rien de grave en somme. Même si la température n’a pas encore trop grimpé, en passant par Villiers-Saint-Georges il fait maintenant un beau soleil. En traversant la N4, je négocie avec mes compagnons, qui ne sont pas au courant que le pointage de Courtacon a été déplacé pour nous épargner d’être en transit sur ce grand axe. Le tamponnage se fera donc en principe à La Ferté-Gaucher, je ne l’ai appris moi-même que ce matin. Apparemment, dans la pagaille de l’inscription, tous les participants n’ont pas été prévenus. Je ne sais pas si je suis bien convaincant, mais ils acceptent néanmoins de me croire et de me suivre. Nous empruntons donc une route plus agréable, et bien plus tranquille, que ce tronçon de N4 initialement prévu sur la feuille de route. Nous passons par Vieux-Maisons, le nom de ce minuscule village du fin fond de la Seine et Marne m’a toujours intrigué. La fin de l’étape n’est plus qu’à deux pas.
Nous pointons à La Ferté-Gaucher donc. Un tiers est fait, nous repartons après un arrêt tamponnage et expresso. La température est maintenant bien agréable, et malgré les nuages qui commencent à apparaître, il reste encore des coins de ciel bleu. Difficile à croire que la pluie sera au rendez-vous de cet après-midi. En raison du déplacement du pointage de Courtancon, le prochain, à Rebais, s’est rapproché au point de n’être là que dans 10km ! En repartant, nous suivons la D634, et je manque la route à droite… En sortant du village, c’est une évidence, j’ai encore égaré mes compagnons ! Le détour est juste de quelques minutes, mais la circulation de ce samedi matin commence à se densifier. Nous revenons donc au centre-ville, où il manque juste un panneau pour trouver la direction de Rebais sans avoir à tourner en rond… Mais ce serait trop simple !
Nous arrivons à Rebais en milieu de matinée, alors que des nuages gris commencent maintenant à faire sérieusement de la concurrence au soleil. Nous pointons dans un garage situé en sortie de la petite ville. Le prochain tampon sera à chercher dans une quarantaine de kilomètres, à Jaulgonne. Pour cela il faudra affronter quelques montées assez longues, pour rejoindre les bords de Marne et la route touristique du Champagne. Notre équipier à vélo couché semble bien à la peine dans les bosses, mais nous rattrape facilement à chaque retour du terrain plat. L’atmosphère me semble plus lourde que la quinzaine de degrés pourrait le faire penser. Après Hondevilliers, sur la route de Saulchery je perds mes deux équipiers, lorsque un peu en arrière je me fais doubler par un groupe qui vient s’intercaler. Je n’arrive pas à resserrer mon écart, et dans la confusion ma disparition a dû passer inaperçue… ou alors ont-ils pris l’autre rive de la Marne – par Chézy-sur-Marne plutôt que par Azy-sur-Marne – en suivant le panneau indiquant Château-Thierry. Quoi qu’il en soit, je ne les reverrai plus. Le ciel est maintenant devenu d’un gris pas très engageant, mais en ayant pris le cap plein est, j’espère au moins avoir un bon répit sur la pluie qui se prépare, faute d’arriver à la distancer. Je profite de ma solitude retrouvée pour faire une petite pause, le temps de remplir mes bidons au cimetière d’Azy-sur-Marne. La route touristique du Champagne ne m’est pas inconnue, elle m’est même assez familière. Je l’ai emprunté à de nombreuses reprises, dans un sens comme dans l’autre (comme sur mon Paris – Bouillon – Paris ou à la recherche du Col des Étots), et je sais que même si elle serpente le long des bords de Marne, il ne faut pas la sous-estimer, car elle est en fait assez vallonnée. Je traverse Château-Thierry, puis Mont-St-père, lieu de pointage habituel du BRM 200 de Noisiel que je viens de refaire il y a quelques semaines. Midi arrive, Jaulgonne n’est plus très loin pour le pointage, j’en profiterai pour me ravitailler d’un pain aux raisins dans la boulangerie. La pâtisserie réconforte son homme… mais plombe bien l’estomac !
En repartant, les bosses sont toujours au programme. Le parcours suit toujours les berges de la Marne jusqu’au prochain contrôle de Mareuil-sur-Ay. À Vincelles la route est barrée… devant un goudron tout neuf. Étrange ! Je contourne l’interdiction… sauf que la route devient par la suite beaucoup moins praticable en traversant le village. Un peu plus loin, elle est largement et profondément décaissée. Heureusement il ne pleut pas encore, et comme le terrain est sec, je m’y aventure sans crainte avec mes pneus en 650b. En contournant les barrières d’interdiction en sortie du village, une odeur prenante de vinasse assaille mes narines, je ne sais pas trop ce que ça sent… mais pas vraiment le Champagne en tout cas. Près de 300km, en comptant ma liaison nocturne hors brevet jusqu’à Troyes, et l’appui de la selle me fait de plus en plus mal. Je n’arrive pas à me faire au cuir cette année Il faut me rende à l’évidence, le rembourrage du cuissard s’est bien tassé au fil des années, il faudrait que je le déclasse pour ne faire que de »courtes » distances avec (en fait la vraie fautive était surtout cette selle qui ne s’assouplira jamais vraiment, devenant un calvaire sur mon Paris-Brest-Paris 2015). En attendant, je profite des monticules d’une espèce de décharge sauvage, pour me faire discrètement un petit massage fessier à l’Aloplastine. Ceux qui supportent n’importe quelles selles ne connaissent vraiment pas leur bonheur ! Après ma petite pause scabreuse à l’abri des regards, je suis rejoint par un petit groupe, puis nous continuons la route ensemble pour finir ce brevet à quatre… enfin à Troyes… mais à quatre quand même ! Bref, nous arrivons à Mareuil-sur-Ay pour le pointage de rigueur. En ce milieu d’après-midi, le patron du bar a déjà bien commencé à goûter à son fonds de commerce… Conscience professionnelle quand tu nous tiens !
En repartant, nous faisons maintenant cap au sud. En s’écartant des rives de Marne pour rejoindre celles de la Seine, les bosses se font moins accentuées… tout en étant beaucoup plus longues. Elles sont moins pénibles que les montagnes russes de la route touristique du Champagne, et s’espaceront peu à peu. Je suis encore sur mon terrain de jeu familier, avec ces routes de Marne que j’ai l’habitude de parcourir pour me faire un tracé loin de Paris. La D9 est assez fréquentée ce samedi après-midi, la progression n’est pas très agréable. En plus du vent qui s’est invité dans la partie depuis un moment, et de la fatigue des bosses qui s’installe, la pluie se met à tomber. L’appareil photo trouve place au sec, dans son sac plastique. En approchant de Vertus l’averse se confirme, c’est parti pour près de deux heures d’une bonne humidité. Et dire que pas très loin sur la droite, nous apercevons un ciel beaucoup plus clément, formé de lambeaux de nuages clairs mêlés de bleu. En voyant le bon côté des choses, le fond de mon cuissard trempé – transformé en éponge – devient plus moelleux, et donc plus confortable. La douleur s’éloigne un peu. En voyant le mauvais côté, mes genoux commencent à se gripper douloureusement sous le froid et l’humidité, et mes mains m’envoient de bonnes décharges électriques à chaque changement de position… on pourrait trouver plus agréables comme sensations ! En passant par Fère-Champenoise, toujours sous la pluie, j’évite à mes compagnons le piège du centre-ville suivi du long contournement de la N4 qui coupe la D43 en direction d’Euvy. Après Salon, la pluie cesse assez vite, et nous arrivons en toute fin d’après-midi pour pointer dans une boulangerie de Méry-sur-Seine en ayant déjà commencé à sécher… Mais comme d’habitude, les fesses, les mains et les pieds seront les derniers servis, ils attendront un peu !
Une quiche lorraine froide aura pour moi la saveur délicieuse de me faire oublier un peu le goût du sucré. La boulangère trouve cela étrange, insiste pour me la réchauffer quelques instants, mais on lui a sans doute appris à ne pas contrarier les fous ! Le réconfort du randonneur tient souvent à bien peu de chose, je ressors donc de la boutique avec mon trophée glacé. Après l’avoir dévoré sur un coin de trottoir, je profite de l’arrêt pour me faire un rapide massage de gel anti-inflammatoire. Mes genoux qui commençaient à se figer, iront un peu mieux en repartant. Le crachin achève de verser ses dernières gouttes. Il ne reste plus que 35km à faire pour rejoindre Troyes. À partir de Villacerf, nous reprenons pour les vingt derniers kilomètres, la route de début du brevet en sens inverse. Nous atteignons Pont-Sainte-Marie à la tombée du jour. L’arrivée à Troyes est tout près, le GPS de mes compagnons permet admirablement d’éviter de trop tourner en rond, et nous arrivons sans problème sur le parvis des associations… le brevet est bouclé.
Pour le retour, je céderai à la tentation et à la facilité. Il faut dire que si mes genoux avaient fini en meilleur état, j’avais prévu de rentrer en faisant en cours de route un détour supplémentaire d’une cinquantaine de kilomètres en remontant par le Col de Laval. J’accepte donc la sympathique proposition d’Alain de me rapprocher de chez moi… Où j’arriverai de peu à prendre mon premier train, à attraper le deuxième… Et à rater sur le fil le dernier RER B, dont je verrai l’arrière redémarrer au moment où j’arrive sur le quai ! Il s’ensuivra une balade dans le très grouillant Paris by night du dimanche à 2h du matin… Avant de rejoindre la Canal de l’Ourcq où j’aurais le droit à deux belles crevaisons successives, à cause de bouteilles de bières éclatées sur la piste à moins de 2km de chez moi. Et dire qu’il ne m’était rien arrivé sur les 420 premiers kilomètres ! La plaisanterie m’a coûté les deux chambres et le pneu arrière… Mais il faut bien, de temps en temps, que je sois à la hauteur de ma réputation de poissard…
le parcours ICI