J’ai longtemps hésité à écrire ce compte rendu – dix mois quand même – parce que le cœur n’y était pas. Une question de circonstances et non pas une question d’équipiers. Vous en comprendrez sans doute la raison en poursuivant la lecture de cet article.
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La semaine dernière j’ai fait ma Flèche Viroflay – Autrans. 750km d’une traite – neige comprise – en comptant le retour à Grenoble, histoire de rouler un peu avant cette Flèche Vélocio… Et essayer de ne pas être le boulet de mes trois compagnons, car Pâques arrive tôt cette année. Me voilà donc avec un tout petit millier de kilomètres dans les jambes depuis sept mois, depuis le dernier Paris-Brest-Paris, et à cause de cette selle atroce dont j’ai eu tant de mal à me remettre.
J’en suis à ma troisième Flèche Vélocio, jusque-là pas de problème. Le secret est d’avoir une bonne équipe et un bon parcours, accessoirement des bonnes jambes et aussi un kilométrage raisonnable à faire… Et sauf grosses surprises, tout roule ! Pour un contemplatif comme moi, surtout cette année par manque de préparation, suivre des vieux briscards bien entraînés demandera certainement un (gros) effort. C’est la dure loi de l’existence, et tout le secret de l’évolution : il faut savoir s’adapter en permanence ou périr !
Vendredi 25 mars, la pluie a joué sur les tuiles une bonne partie de la nuit. À vrai dire, je n’ai pas beaucoup aimé entendre ce spectacle de claquettes. Insomniaque elle aussi, rancunière de s’être fait brutalement dessoucher, ma dent en a profité pour me rappeler à son absence. La couronne s’est cassé la gueule le week-end dernier, racine pourrie, et pourtant il a bien fallu une bonne demi-heure pour arriver à extraire ce qu’il en restait. À partir d’un certain âge tout s’effrite, les dents comme les ans. Alors j’ai la mâchoire en jachère en attendant l’implant, si un jour j’en ai les moyens. Je sens que ça va encore être un truc amusant… La crève qui s’accroche plus ou moins à moi depuis deux semaines, me rappelle elle aussi sa présence. Bon allez, j’arrête de me trouver des excuses. Tout va bien, le matin est gris et pluvieux. Douleur dentaire contre mes habituelles aux genoux, la vie varie ses tourments, il faut prendre ce qui vient. L’anti-inflammatoire pour les guiboles calmera peut-être le reste… On verra.
J’arrive à la gare de Bercy sous le crachin. Le reste de la dream-team est déjà là. Changement de programme à cause de travaux sur la ligne ; notre train devant nous emmener à Dijon nous abandonnera en cours de route… à quai à Laroche-Migennes, et sans aucune garantie formelle que les vélos seront acceptés dans le car de remplacement. L’aventure commence bien ! Seul et avec ma poisse habituelle, j’aurais certainement été refoulé. Le fait de se retrouver à quatre changera peut-être la donne. Après un long suspense de wagon dont la SNCF a le secret, cette fois-ci les vélos auront le droit d’échouer en soute… À nous de nous débrouiller pour leur trouver de la place en jonglant avec toutes les valises déjà à bord du car, et à espérer que le tout ne valdingue pas trop dans tous les sens… C’est le genre de moment qui console d’avoir pris un vélo qui a déjà fait pas mal de chemin, mais s’il pouvait ressortir intact, ce serait aussi bien. Les heures passent, lentes, le car suivant les petites routes pour slalomer entre deux gares. Dijon arrive enfin ; en retard, et nous aussi.
Nous sortons les vélos du ventre du car. Les montures de chacun n’ont pas trop souffert de l’aventure. À cause de cette petite promenade improvisée, nous sommes obligés de décaler notre départ d’une heure et demie. C’est parti, en route par l’ancienne N74, direction plein sud. Les tracés des Flèches Vélocio sont souvent pousse au crime. C’est tellement tentant de suivre les grands axes pour pouvoir faire facilement du chemin. Suivre Saône et Rhône sur des routes passantes est un grand classique de cette épreuve.
À 15h donc, nous cheminons sous le crachin. Il nous tiendra compagnie par intermittence jusqu’au début de la nuit. Je me cale dans le rythme, à défaut de pouvoir faire mieux. Gevrey-Chambertin, Nuits-Saint-Georges, Aloxe-Corton, Beaune et les autres… Des noms qui sentent bon le pinard, et qui sentent surtout le bon pinard. Au bord de la route, la vue des vignes le confirme. Les panneaux aussi : nous sommes sur la Route des Grands Crus, c’est écrit dessus. Le vin est une chose sérieuse par ici, un petit trésor à protéger derrière des porches et des murets. Les clos se succèdent pour donner un peu de relief au paysage. Pas le temps pour une petite dégustation, même si en principe un bon bourgogne ne se refuse pas. La route est plate, il n’y aura aucun problème de dénivelé sur cette sortie, mais les grands axes sont fatigants avec l’humidité et toute cette circulation. Pour rejoindre Châlons-sur-Saone, nous troquons la N74 contre la N6. La route est toujours aussi passante. La circulation s’intensifie en agglomérations. Vendredi fin d’après-midi, un début de week-end de Pâques, tous ces automobilistes ont sans doute hâte de fuir le travail. Comment leur en vouloir ? Nous passons par Saint-Loup-de-Varennes, le village ou Nicéphore Niépce a fait ses premières expérimentations photographiques. Quelle tête aurait-il fait si on lui avait dit que près de deux cents ans plus tard, le plus gros de la photo se limiterait à flatter un ego démesuré en se prenant en selfie à tour de bras sans voir la beauté du monde autour ?
19h, le ciel est déjà bien sombre. Une petite demi-heure plus tard les ténèbres seront complètes. Avec ce temps maussade le jour tombe vite, la noirceur a gagné jusqu’à demain. Le rythme est bon, un peu trop pour moi. Nous avons déjà quasiment rattrapé notre retard du départ.
20h30, arrêt d’une heure à Mâcon pour une escale ravitaillement – tamponnage dans un kebab. Les plats sont copieux, l’établissement à l’air propre, et la gastro ne sera pas de la partie. Tout va bien.
En repartant, toujours plein sud sur la N6, nous aurons droit aux dernières gouttes du crachin qui s’épuise dans la nuit. 22h passent. Nous roulons bon train, un bon point pour la digestion. L’air est encore lourd d’humidité et de nuages. La nuit est d’encre, lacérée entre les traînées jaunes et rouges des phares. Beaucoup de circulation, trop à mon goût. Les bagnoles qui doublent me fatiguent et mes compagnons également, à cause de mon manque de préparation. Un peu d’écart se creuse entre nos deux petits groupes de deux. Pas bon pour une Flèche Vélocio, où en principe il faut se suivre en rang d’oignons. Je ferme la marche. Les bruits de moteurs se suivent, grossissent dans mon dos, remontent notre colonne et filent vers leur avenir, qui sera plus tard le nôtre. Un ronronnement de plus s’amplifie. Dans la monotonie du bruit des engins ferraillant, je n’y prête pas attention. Mais une fraction de seconde laissée à l’instinct me dit que quelque chose cloche. Je sens la présence d’un fantôme sur ma droite. Une impression âpre, un souffle. L’arrière de mon vélo est emporté, comme si la main d’un géant le soulevait, à la façon dont on tient l’arrière de la selle d’un enfant pour lui apprendre l’équilibre. Je suis pris par le travers. Sur la route trempée mon pneu ripe, et je reste miraculeusement à la verticale – ne me demandez pas comment – pendant que la chaleur envahie ma hanche droite. Impact douloureux, je me retrouve incroyablement décalé vers le milieu de la route. Le rétroviseur m’a heurté pendant que la voiture mord déjà le fossé par sa droite. Elle culbute dans le large fossé qui la catapulte par l’avant. Le véhicule décrit un large tonneau dans les airs pendant que ses phares tournoient à l’image d’un phare qui tranche les ténèbres océanes. Les roues devenues folles, le moteur s’emballe rageusement. Tout va très vite. Mon cerveau n’a pas le temps d’analyser toute la situation sur le coup. Retombée au sol dans un fracas, la bagnole continue sa course folle dans le champ avant de s’immobiliser. Nous nous arrêtons, d’autres voitures aussi. Le conducteur est indemne. Une jeune femme stoppe, avec déjà le téléphone à la main (comme sans doute celui qui vient de faire un vol plané, sic !) appelle les secours, et nous repartons en lui confiant que si les gendarmes nous cherchent, ils nous trouveront un peu plus loin droit devant, car nous avons encore de la route à faire ! La pluie a complètement cessé. Nous sommes toujours en ligne droite et bien éclairés. Bien entendu la progression n’est plus du tout sereine. Je ferme toujours la marche, pourtant bien éclairé à l’arrière. L’approche des phares et de la fureur des moteurs est anxiogène, malgré la circulation qui s’étiole un peu. La nuit peine à redevenir paisible. Rouler contribue à éloigner peu à peu des fantômes, la distance est une bonne thérapie, le retour du jour en sera une autre.
En attendant, nous effleurons Lyon à 1h du matin. Il y a encore de la vie dans les rues, y compris quelques vélos urbains qui remontent les quais à contresens. Ce n’est pas le moment de piquer du nez ! Les éclairages de l’agglomération égaient les quais et la pénombre. Pour tromper l’ennui, cette nuit nous passerons pas mal de temps à jouer au chat et à la souris avec un autre groupe de fléchards… Je vous l’avais bien dit : les grands axes roulants sont très populaires sur les Flèches Vélocio !
Au cœur de la nuit nous pointons à la carte postale à Givors. La grosse boîte aux lettres jaune n’est pas si évidente à débusquer au cœur de l’obscurité, le moyeu dynamo la fait ressortir de l’ombre.
Au petit matin, nous atteignons Tournon-sur-Rhône pour l’escale pointage et petit déjeuner. Le bistrot vient apparemment d’ouvrir, mais quelques fidèles sont déjà, sans doute une forme de militantisme pour soutenir le petit commerce ! Ma selle commence à se montrer inconfortable, alors la pause me fait du bien… Le retour du jour et le café aussi.
Nous passons par Cruas dont les panneaux d’accueil vantent les diverses vieilles pierres du village, mais oublient curieusement d’évoquer la centrale nucléaire ! Elle sera pourtant là, immanquable en ressortant du bourg.
Les 360km (minimum) réglementaires seront faits dans quelques minutes, et même si nous avons rattrapé notre retard du départ, il faudra rouler les 24 heures… Alors à moins d’avoir d’un gros pépin, la Flèche est gagnée.
En fin de matinée, la chaleur commence à monter. Je la sens sur mes bras et vois déjà mes cuisses virer légèrement au rouge. Autant le vendredi était humide et morose, autant ce samedi s’annonce bien ensoleillé.
En tout début d’après-midi, nous dépassons notre point de chute à Orange où notre hôtel nous attend, mais il faut continuer… Pas grave, nous l’aurons au retour ! Pointage de la vingt-deuxième heure à Camaret-sur-Aigues. Gigondas n’est plus qu’à deux pas, mais il faut obligatoirement réaliser un minimum de 25km entre la vingt-deuxième et la vingt-quatrième heure ; le règlement c’est le règlement. Sur une Flèche Vélocio, on ne plaisante pas, on roule ! Nous arrivons donc à Gigondas, lieu du rassemblement choisi cette année pour Pâques en Provence. Comme toujours, le village a été sélectionné haut perché sur son raidillon. Une Flèche Vélocio se mérite toujours sur la fin. Le passage du petit plateau est obligatoire pour moi. En haut, arrêt dégustation avec un verre de devinez quoi… de Gigondas bien sûr ! Malgré la crève et mon palais un peu desséché, le p’tit vin se laisse apprécier… sans saouler. La météo de ce début d’après-midi est agréable, mais il ne faut pas laisser filer le temps. Il faut respecter nos fameux 25km minimum. Allez hop, demi-tour vers Orange ! Pour prouver – autrement qu’à l’éthylotest – qu’on a bien été jusque-là pour ensuite rebrousser chemin, nous faisons tamponner nos cartons jaunes à Gigondas avant de repartir. finalement le timing est excellent puisque nous revoilà à Orange pile pour la vingt quatrième heure… ce qui nous aura épargné de retourner dans l’autre sens une fois de plus, la Flèche finie !
Une bonne nuit noire à l’hôtel remplace la nuit blanche de la veille. Les fantômes des bagnoles cannibales dévoreuses de vélos viennent à peine me tourmenter avant l’endormissement. Dimanche matin, le ciel est triste. Après le petit-déjeuner, la pluie se précise. Nous refaisons notre tronçon Orange – Gigondas de la veille, pour nous rendre sur le lieu de rassemblement, mais l’eau de ce matin a remplacé le soleil de la veille. Une fois sur place et les cartons rendus pour validation, la pluie redouble… Et c’est parti pour deux heures de forte pluie, le temps de regagner la gare d’Avignon. Je range l’appareil photo au sec. Pourquoi Avignon au fait ? Euh, parce que ! Nous arrivons bien trempés pour attendre le premier train de notre série de trois, devant nous ramener sur Paris. Le train ralentit et entre en gare. Premier arrêt devinez où ? Orange naturellement ! Je suis bon public, alors le burlesque de la situation me fait rire, mais on aurait pu s’épargner pas mal de pluie… Il y a des jours comme ça !