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Et si on allait faire le tour de la Picardie ? En février ? Et alors ? Bon d’accord, avec la valse des noms de régions à travers les âges, La Picardie n’est plus ce qu’elle était ; d’ailleurs elle n’existe même plus, avalée dans ces très laids Hauts-de-France. Perdus tous ces noms poétiques d’Artois, de Flandre… et de Picardie, qui au moins nous incitaient aux voyages et à l’aventure. Dites : « Je vais faire une randonnée dans les Hauts-de-France… en février », franchement vous êtes presque en partance pour l’asile aux yeux de votre interlocuteur ! Bref, tout ça pour vous dire que je vais m’aventurer dans la Picardie, au sens historique ; la Somme, quoi !
Mi-février 2017 donc, dans le voisinage ça a été discothèque improvisée, alors cette nuit j’ai très mal dormi. Ce matin je n’arrive pas à me préparer, trop lent. Réveil laborieux. Il ne faut pas que je rate le train de 6h24, sinon tout mon timing s’écroule, et je ne ferais sans doute pas mon dernier pointage de la journée à Le Hourdel, je serais obligé d’y rester la nuit à dormir sur la plage… Et la deuxième journée risque d’être rude ! Mauvais plan. Je suis en retard. Je gagne du temps à l’habillage, et arrive à la gare avec quelques minutes d’avance. Le train doit avoir un peu de retard, car j’ai pile le temps de finir d’enfiler mon attirail anti-froid sur le quai.
Le Transilien arrive de Paris… vide ou quasiment. Il y fait chaud, l’intérieur est propre, et les sièges sont confortables. Pas de dégradation. On se croirait dans un TER de province, et pas sur une ligne de région parisienne ! À cette heure matinale, pas beaucoup de candidats à l’exil hors de la capitale. On se rend plutôt à Paris pour travailler, y aller plutôt que de la fuir dès le matin, et moi comme tant d’autres… d’habitude. Aujourd’hui je vais voir la mer, pourquoi pas en février, et courir après ma première province des BPF. L’air est surchauffé dans le wagon, je me suis couvert pour affronter cette fin de nuit, et la suivante surtout. Pris dans la torpeur, je pique du nez, je n’ai qu’à attendre le terminus. Comme cet instant est bon. Les gares s’égrènent puis se grippent. Un train de marchandises est à la manœuvre en gare de Nanteuil-le-Haudoin, mal calé dans les horaires, c’est bête. Surtout pour moi. Mon timing est déjà serré pour mon dernier pointage d’aujourd’hui à Le Hourdel, en principe peu avant la tombée du jour. Cette pensée m’obsède, je crois que je radote ! Ma petite marge de sécurité se réduit, tant pis. Derrière les vitres du wagon, l’univers immobile est d’encre. Je devrais être dehors à pédaler. Premier retard, ainsi va la vie, emplie de la poussière granuleuse qui ralentit son mécanisme. Quelle idée aussi. Pourquoi s’éloigner à l’est pour débuter cette quête vers l’ouest ? Tout simplement pour ne pas me trouver dans le flot braillard des bagnoles en colère allant bosser, et parce que la voie ferrée passe à côté de chez moi ! Mauvaise idée… ce matin. L’accès à la gare nous est rendu et le train redémarre. Puis arrive le dernier arrêt… C’est le moment d’y aller. Une fois sorti de Crépy-en-Valois, c’est l’aventure. Et l’aventure démarre mal. Quelque chose d’étrange dans mon plan de ville, ou alors je l’interprète mal. Je n’arrive pas à quitter le bourg dans la bonne direction. J’essaie un peu partout. Je tente ma chance derrière un camion poubelle, cette fois-ci c’est le bon chemin. Une demi-heure supplémentaire de perdue. Trois bons quarts d’heure au total. Ça commence bien. Moins de temps pour le contemplatif et les photos, il va falloir pédaler sec. Dans le jour qui promet de se lever, des oiseaux chantent. Avec ce ciel bouché, j’espère qu’ils n’appellent pas la pluie. La météo avait promis du soleil, ça semble mal parti !
2°C au thermomètre, je ne ressens pas le froid… Sauf quand les jambières retombent, et aujourd’hui elles ont la bougeotte. Elles ne tiendront jamais en place, je serai obligé de les remonter toutes les cinq minutes. De Saint-Vaast-de-Longmont il ne reste plus qu’une arche au long pont… Voilà que je deviens dyslexique ! La sortie de Saintines m’accueille avec son lotissement tout neuf et tout cubique. Toujours aussi laid ! En quittant Verberie, des silos apparaissent soudainement dans leur immensité. La lumière rasante du soleil d’hiver dans mon dos, habille la campagne de teintes dorées. J’avance à bon rythme, le vent semble favorable, enfin un peu d’aide. Je monte au nord en visant Amiens, premier arrêt de pointage prévu à Naours. En attendant, la Picardie se dévoile déjà. À Canly j’entre dans le domaine des bâtiments de briques rouges. Première bosse en direction de Rémy. La preuve, je longe le hameau de La Montagne sur ma gauche. À Longueil-Sainte-Marie, tombent quelques flocons inattendus de neige fondue. Un TGV passe au-dessus de moi dans un fracas d’étoile filante. Le cimetière de belles briques rouges m’attire à Francières. Le robinet a été retiré, sans doute pour l’hiver. Mauvaise pioche, mes bidons resteront trop sucrés. Moyenneville est assez moyenne, je sais c’est facile, mais au moins je passe devant un joli moulin à eau en direction de… Wacquemoulin, ça ne s’invente pas ! À gauche dans le lointain, l’église gothique formant les restes de l’ancienne abbaye de Saint-Martin-aux-Bois domine majestueusement la plaine du plateau picard. Le cimetière de Tricot est blessé, il arbore un mur crevé. Les croix en dépassent, figées et attentives, comme pour en protéger l’accès. Je peux enfin diluer mes bidons trop sucrés. En entrant dans la Somme, je croise mon premier champ d’éoliennes. Le seul rayon de soleil de cette journée joue à faire courir l’ombre des pales à travers la route, pour aller à ma poursuite. À Cantigny, sur la grande place un Jésus haut perché sur sa croix tient compagnie à un poilu figé à l’attaque. Tous deux pourraient nous parler longuement de la folie des Hommes. Sur la route de Grivesnes, une petite église s’est perdue au milieu des champs, protégée d’une rangée d’arbres nus entourant le cimetière de Saint-Aignan. Le temps vire au crachin. Météo, ne nous tient pas des promesses de soleil que tu ne pourras assumer ! Le vent se précise, toujours favorable tant mieux, il sera temps de penser au retour le moment venu. Ailly-sur-Noye se présente en longue descente. Il faut avoir l’œil aux directions qui défilent. Après Estrées-sur-Noye, il faudra regagner le dénivelé perdu. La grimpette est courte. L’urbanisation revient, puis je me perds un peu dans Amiens ; moins que je l’aurais cru. Fin de matinée, le ciel s’assèche. Plein de gens dans les rues, avides de se jeter sous mes roues. Coutume locale ou habitude de citadins pressés ? Rien ne semble correspondre dans le nom des rues, alors je me repère à leur topographie. Cette stratégie est payante, à moins que le hasard soit lui aussi intervenu. En fuyant la métropole par le nord, l’usine Dunlop exhale le caoutchouc chauffé loin dans le quartier. Rien qu’à passer devant, j’ai sûrement dû en avoir les pneus rechapés !
Naours est à deux pas, ou plutôt une bonne quinzaine de kilomètres, dans une tristesse de mois de février. Rien d’ouvert. Je fais l’équilibriste pour hisser le vélo sur la butte haut perchée du panneau de ville. Il a l’air de tenir. Je n’attends pas sa chute pour prendre la photo de pointage. Une grimpette m’accueille en sortie de Canaples. Le ciel est toujours très plombé. Après la butte je ressens une sensation de facilité même si le terrain est un peu vallonné. Les kilomètres s’égrènent joyeux. Le vent favorable doit y être pour quelque chose. À Agenville, l’église est une curiosité cubique de briques rouges, et peu après, beaucoup de panneaux sont étrangement dédoublés. Une paire identique est apposée juste devant le nez des autres. Curieux. Avec les kilomètres, la plaisanterie se répète. L’argent public ne doit pas être un problème par ici. Changer les pancartes vieillissantes, pourquoi pas, mais celles-ci sont loin d’être illisibles – d’autres auraient eu plus de mérite à être remplacées – et je ne suis pas franchement en itinéraire assez passant pour en faire une priorité, enfin je crois. Et pourquoi aller jusqu’à doubler les poteaux qui pouvaient parfaitement resservir ? Les mystères de la bureaucratie sans doute. Je m’arrête à un cimetière oublié sur la route de Noyelles-en-Chausée. Perdues, les vieilles croix rouillées se penchent en tous sens, fers sans stèles. Impression paisible d’un autre temps, moment contemplatif. Rien pour remplir mes bidons. Je ne me risque pas à les tremper dans la grande auge récupérant l’eau de pluie de la chapelle. Pas assez soif. Plus loin un tracteur retourne son champ. Une bonne odeur de terre marron bien grasse. Un arbre mort est recouvert de lierre. La boue lignée en chevrons des engins agricoles envahit la route. Impressions de campagne.
Je traverse Crécy-en-Ponthieu tandis qu’une sensation de familiarité tente d’émerger. Je continue ma route et affronte une petite grimpette pour sortir du village. Rien de plus, le sentiment étrange s’évapore. J’approche du pointage suivant. Dans la bonne descente vers les berges de l’Authie, la route est trompeuse. Je continue tout droit et arrive dans le Pas-de-Calais, à Douriez. Demi-tour. Ouf, je n’ai pas à affronter la descente dans l’autre sens, je tourne juste à ses pieds. Après quelques petits bourgs, j’arrive à Argoules où tout est fermé. Je jette un œil à la Mairie, pile dans le créneau d’ouverture : jour et heure… mais débordée ! Je prends une carte de visite de gîte, qui fera l’affaire pour agrafer à ma carte de pointage. En ressortant, l’impression diffuse a eu le temps de faire son chemin. J’ai oublié quelque chose ! Je vérifie mon itinéraire, mais je n’ai que cinq pointages sur les six du département ! Crécy-en-Ponthieu se la joue incognito sur ma feuille de route et la carte Michelin… en fluo nulle part. Et merde ! Mes délais sont toujours aussi serrés pour arriver à Le Hourdel avant la nuit. Abandonner un pointage et finir cette province plus tard ? Réglementaire, mais ça n’aurait aucun sens avec mon esprit de randonneur. Et voilà, il fallait bien que ça arrive un jour, oublier un pointage ! J’ai les circonstances atténuantes d’être sur un parcours libre, mais tout de même… Il y a des moments dans la vie, où le comique du désespoir est irrésistible de drôlerie absurde et burlesque. Allez, demi-tour, vite fait, et sans se lamenter.
Je me retrouve donc au pied de ma bonne descente menant sur les berges de l’Authie. Cette fois-ci, pas d’échappatoire, il faut que je la remonte. Après, dans la plaine j’ai la confirmation d’avoir été aidé par le vent, car dans ce sens, c’est plus laborieux. Je me débats pour vite retourner vers Crécy-en-Ponthieu. J’y pointe avec le tampon d’une boulangerie… un merveilleux à la main. Un peu de sucre et de dérision (avec le merveilleux) me font du bien ! Bien évidemment le temps en a profité pour filer, et la fin du jour n’est plus si loin, hélas. Je jette un coup d’œil à mon itinéraire. Je pensais faire le tour de la Baie de Somme par la piste cyclable longeant la très passante D940. Ceci dit, si je me souviens bien, on ne voit pas grand-chose du bord de mer. Alors ce sera pour une autre fois, je vais couper par la Forêt de Crécy, et suivre la moitié de la baie. Je fais ce que je veux entre les pointages, j’ai le droit, et je me suis déjà assez rallongé comme ça, na ! Sauf que même ainsi, il faut que je me dépêche pour arriver à Le Hourdel.
C’est reparti par la Forêt de Crécy. Le bitume est bien granuleux, il vibre dans mes mains. Le vélo n’est pas content, il me le fait savoir. Pas le temps de flâner, même si j’arrive à maintenir les 35km/h entre les gros grains d’asphalte. En faisant le tour de la baie, je double quelques autres cyclistes en sautant sur les imperfections du chemin. Le vélo grogne mais les roues tiennent le coup. Le soleil commence à mettre le feu aux nuages couchés sur l’horizon. Je bifurque sur la route menant à la pointe du Hourdel. Pointage in extremis avant que la fin du jour ne tombe sur le minuscule port. Le phare va bientôt commencer sa ronde solitaire d’un bout à l’autre de la nuit. Je m’arrête aux toilettes publiques pour me décrasser des efforts de la journée. J’hésite un peu comme il fait 8°C au dehors, mais à l’intérieur la température semble plus douce. L’eau froide me fait du bien. Je retourne m’asseoir sur un banc à côté du phare. Il fait tournoyer inlassablement son œil de cyclope. La nuit s’installe. Les lumières s’allument au loin : jaunes surtout, beaucoup de rouges aussi, quelques vertes. Tout ce petit monde pulse et clignote anarchiquement, comme des cœurs qui battent en autant de vies désynchronisées. Devant, les vagues clapotent et les oiseaux de mer discutent, encore bavards dans la pénombre. Ils n’ont pas sommeil, moi non plus. Puis j’explore les environs. Je trouve à deux pas du rivage un petit carré de bambous. Plus accueillant que le sable, moins irritant surtout, et sans le vent. Je m’y enfonce. De quoi mettre à l’abri des regards le vélo et le bonhomme. Le passage est serré entre les hautes tiges. Peu de surface au sol. En se contorsionnant, intime avec le végétal, il y a de quoi se coucher. La terre offre un moelleux très relatif. Pour voyager léger, il faut savoir être rustique. La couverture des bambous semble retenir les quelques degrés positifs du thermomètre. J’arrive à peine à somnoler quelques instants. Les heures sont longues. Minuit arrive, il est temps de repartir – tranquillement – vers les deux derniers pointages de la province, de l’autre côté d’Amiens, à 140km de là.
J’essaie de quitter Le Hourdel en suivant les dunes. La route blanche est fermée par une barrière, seulement autorisée aux vélos. Ça tombe bien, j’en ai un. Mais dans la nuit le chemin semble incertain. J’y vais quand même. Le bitume devient vite étroit, intime au sable qui le recouvre par endroits. Rouler en bordure immédiate du littoral est très agréable, même si je manque de chuter dans une épaisse poche de sable qui a colonisé toute la largeur de la route. L’odeur des pins se mêle à celles, multiples, de l’océan en arrivant vers Cayeux. Le casino aguicheur et solitaire, étale ses lumières rose violacé dans la nuit. Je quitte le bord de mer, son parfum d’iode et d’algues, je laisse les mouettes à leurs conversations insomniaques, et m’enfonce doucement dans les terres. L’impression du retour vers Crécy-en-Ponthieu se confirme : je suis maintenant dans le sens où le vent ne m’épargnera plus. Une myriade de loupiotes rouges clignotent sur l’horizon éolien. Il me faudra plusieurs heures pour les rattraper… À moins que c’en soit d’autres. La grimpette en sortie de Brutelles me surprend, puis les grands bouts droits et plats de la D29 domestiqueront la plaine. Vers Oisemont, la route redevient très granuleuse. La lumière d’une de mes torches tressaute, vacille, peine à rester allumée. L’état de la route, le froid et l’âge du matériel, ne font pas bon ménage avec la fée électricité. Le village éclairé se détache de loin dans l’obscurité. En centre-ville, un distributeur ne se contente pas d’avaler ma pièce comme souvent de nuit, mais me donne vraiment mon Coca-Cola. Victoire ! Puis la route se bosselle un peu pour tromper l’ennui de la plaine. Je suis longuement un énorme champ d’éoliennes qui n’en finit pas de clignoter sur ma droite. La D211 succède à la D29. C’est le retour des grands bouts droits en horizon dégagé. Peu de villages traversés, pas de circulation, et bitume granuleux. Mon éclairage a le courage de résister, mais je me fonds dans la mélancolie de la nuit. Les clignotants rouges courent encore au loin la campagne de tous côtés. Mollens-Dreuil offre un impressionnant concours de coqs éraillés trois bonnes heures avant le lever du soleil. En traversant Ailly-sur-Somme, la rivière se devine noire, tandis que bientôt les lumières d’Amiens s’étaleront longuement sur ma droite, le temps de contourner largement la métropole – et ensuite Albert – pour le prochain pointage de Pozières. J’arrive au petit jour par la D929, très passante ce matin. Les stèles de la nécropole s’étalent derrière les colonnes monumentales de l’édifice. Dans le village lui-même, minuscule encore une fois, rien d’ouvert, pas de quoi prendre un café. J’espère en trouver un, facilement, dans le plus gros bourg de Bray-sur-Somme.
C’est reparti pour le dernier pointage, seulement à une douzaine de kilomètres. Facile à trouver, Bray-sur-Somme se présente tout droit sur la route. Comme prévu, je trouve un bar pour demander un coup de tampon de pointage, et aussi un bon café pour me réchauffer de cette fraîche nuit à 2°C. Le pari est gagné, réaliser une province de BPF sans y passer une éternité malgré les possibilités restreintes des horaires de pointage. Ceci dit, cette province de Picardie ne comportant qu’un département, celui de la Somme, c’était forcément du vite fait ! Allez, encore quelques heures avant d’être rentré à la maison !
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Le parcours Openrunner N°7052269 réalisé : 470 km
La feuille de route détaillée
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Moins courageux ? Plus court depuis la gare d’Amiens : 308 km
La feuille de route détaillée
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