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Jeudi 29 novembre au soir, la semaine de travail un peu écourtée, me revoilà redevenu ce que je suis trop souvent : chasseur de nuit et d’asphalte, gourmand d’un bout de ténèbres, d’un lambeau de jour ; pour rien, pour un festin inutile, pour une conquête illusoire. Pour se rendre en Indre-et-Loire, il n’a pas franchement de liaisons en train acceptant les vélos. Une fois l’été passé certaines destinations s’effilochent sur les plannings SNCF. Tans pis, je partirai d’un peu plus loin, de Vendôme, avec 125km pour rejoindre à l’aube le premier pointage de Candes-Saint-Martin. Finalement, de quoi occuper une bonne moitié de cette nuit de fin d’automne. Tranquillement, en flânant, car ce n’est pas un grand secret si je vous dis que j’aime rouler la nuit. Je les aime, moi, ces heures, lourdes du sommeil des autres. J’ai le privilège de pouvoir en profiter sans que mes paupières ne les emprisonnent derrière leurs barreaux de néant cilié. Bref, je monte dans un TER Centre / Val de Loire récupéré sur je ne sais quelle ligne de montagne, avec ses exotiques crochets mixtes vélos / skis ! Après un temps interminable pour la distance, il me rejette laborieusement à son terminus de Vendôme.
C’est parti pour une longue nuit, pourtant déjà tombée depuis longtemps. Le solstice d’hiver est pour bientôt ; décembre se glissera au cœur de la nuit prochaine. Le temps n’est pas très froid, j’ai vu bien pire. On pourrait sentir la pluie toute proche, en lévitation à quelques mètres au-dessus des toits. Je mets le cap plein sud à travers la ville. Je ne reverrai pas Vendôme demain. Mon retour se fera par la gare TGV de Villers-sur-Loir, plantée en bordure de forêt, avec un train trois fois plus rapide… en principe. Trop compliqué d’avoir l’aller et le retour au même endroit, surtout avec un vélo à convoyer. En laissant la petite ville derrière moi, bientôt les vignes nues se devinent dans la pénombre, squelettes apprivoisés tendus sur un fil. Le vent contraire, mauvais coucheur grognant en rafales, rend ma progression laborieuse même si le terrain est plat. Puis viennent les bois. Une nuit remplie d’arbres sur une centaine de kilomètres. Royaume déplumé par l’automne et habité de fantômes que l’on devine danser dans les tapis de feuilles. Quelques villages noirs trouent de temps en temps la verdure. J’hésite un peu dans Montoire, finalement le chemin est tout droit. Les Hermites m’accueillent sous un petit crachin. En arrivant sur Neuville, la route est détrempée. Un fin geyser d’eau chante en arc de cercle argenté devant ma roue éclairée. La chaussée est coupée à cause de la réfection du passage à niveau. Des barrières cadenassent le tout jusqu’au 30 novembre… Pas de chance, je passe un jour avant la réouverture. Tout semble terminé, mais c’est trop tôt. Premiers travaux d’une longue série à venir… Comme je ne sais pas où la déviation va me mener, je balance le vélo de l’autre côté et j’’escalade les grilles. Je sais, ce n’est pas bien, ne faites pas comme moi ; mais dans le silence de la nuit, s’il y a un improbable train je l’entendrai bien. Rebelote de l’autre côté des voies et du grillage, et l’obstacle est franchi… et sans arriver à tomber avec ces foutues godasses, cales aux pieds ! À Souvigné, la route est toujours détrempée, mais des trouées dans les nuages laissent apparaître quelques nuées d’étoiles bien brillantes. Apparemment, il n’y a pas beaucoup de pollution lumineuse dans les parages… Pas étonnant, avec ces villages tous éteints sur mon passage. Un jeune cervidé traverse, silencieux dans le chuintement des pneus et les grincements de ma selle. Les bois semblent habités de tout un peuple par ici. L’éclaircie est de courte durée et les astres sont ravalés par les nuages pommelés. J’ai à peine le temps de voir venir la bestiole rousse qui s’arrête au milieu de la route, aplatie. une soixantaine de centimètres de fourrure qui passe sous ma roue avant. Peut-être un renard, je n’en sais rien, peut-être pas. Sans rien dire. La secousse est terrible, nauséeuse. En une fraction de seconde l’animal suit mon chemin. Puis c’est le tour de la roue arrière de me secouer, toujours aussi dégueulasse. Je ne tombe pas. Je ne sais pas comment. Sans doute parce que je tire des longs bouts droits sur le plat. La vitesse m’a aidé à tenir debout sans doute. Je m’arrête, jette un coup d’œil en arrière. Rien. Toujours le silence, le néant au-delà de la portée de mes torches. Je tends l’oreille. Pas une complainte, pas un bruit. Alors je fais demi-tour, vais au-devant de ce à quoi j’ai labouré le corps. Pas un râle. Le néant toujours. Rien, une absence étrange sur le bitume. Pas de trace humide qui serait plus poisseuse que la pluie. Au moins je n’ai pas tué l’animal sur le coup, et il était à peu près en bon état pour repartir… Mais pour le reste, mystère ! L’impression est répugnante. C’est la première fois que je roule sur une bête, et pourtant j’en ai fait du chemin. J’ai failli m’en emplafonner des dizaines et des dizaines, failli me faire bouffer par autant de clébards et trois ont déjà goûté au bonhomme ! Après Rillé, je rattrape la pluie qui ne se tenait jamais bien loin depuis le départ. Elle ne tombe pas trop froide, c’est au moins ça à la veille de décembre. Entre les arbres, les enfilades de miradors de chasse alignés des deux côtés de la route ne sont pas franchement rassurantes. Même si de nuit on peut espérer que les excités de la gâchette aient autre chose à faire de leurs dix doigts et de leurs fusils, c’est aussi le signe qu’il y a quelque chose à flinguer qui se balade dans le coin… et donc encore quelque chose de prêt à se jeter sous des roues qui passent. Un peu plus loin, Parçay-les-Pins est le seul village éclairé de cette étrange nuit. Je fais un arrêt photo devant la mairie et vais me rafraîchir aux toilettes publiques juste derrière. J’en ai besoin. Besoin d’une petite pause. En remplissant mes bidons, je pense que le plus désagréable est de ne pas savoir sur quoi j’ai roulé, et aussi dans quel état j’ai laissé l’animal… Ne pas connaître l’espèce ne changera rien, mais ce détail me dérange. Au terme d’une étape plate et largement boisée, j’arrive à mon premier pointage de Candes Saint-Martin.
Le petit village est joli, même sous la pluie, si ce n’est les quais assez passants – d’ailleurs en travaux depuis Montsoreau – et qui gâchent la tranquillité du bourg. J’y suis avant l’aube. 125km, un bon tiers du circuit est déjà fait ; tranquillement. C’est aussi l’avantage de la route de nuit que de lisser les distances. En attendant que le jour se lève, laborieux comme tous les matins gris et lourds de crachin, les bords de Loire sont baignés d’une jolie lumière fauve naissante… mise en valeur par la déambulation vaporeuse des nuages issus de la centrale nucléaire, que l’on peut deviner à une petite dizaine de kilomètres de là. Les lumières sont naturellement saturées, explosives. Un fragment de Si je devais manquer de toi de Jean-Louis Murat vient tourner en boucle dans ma tête sans sommeil : « … autant me priver pour toujours, des bords de Loire au point du jour, de la douceur de ton amour… » C’est vrai et de circonstances. J’essaie d’apprivoiser la délicatesse du jour à venir le temps d’une pause photo, et je remets ça pour une petite étape toute plate qui me permettra de rejoindre Chinon. Le jour se lève sur un matin triste accompagné de sa pluie fine. La ville s’annonce par quelques aménagements troglodytiques et le retour de la vigne. Pas de problème pour pointer et surtout me ravitailler ; car près de 140km de route, quand même, ça creuse un peu.
J’ai le droit à une petite grimpette pour quitter Chinon en repartant par sa cité médiévale. Rien d’insurmontable, au contraire ça change du plat ! À Huismes, j’ai le droit à ma troisième zone de travaux. Pas moyen de se faire tout petit pour passer, les ouvriers sont à l’œuvre, alors je prends le début de la déviation – encore une petite butte sympathique – puis j’oblique « à la boussole » dans un chemin de terre à travers la forêt. Au début l’idée me paraît bonne, puis le terrain aux larges ornières devient boueux est vallonné. J’hésite en me demandant si je ne suis pas dans un cul-de-sac, mais comme je m’y suis déjà bien engagé, autant continuer… Mes pneus fins ne sont pas à la fête, je patine, je dérape, mais reste debout dans la gadoue. Je trouve le temps long dans cet exercice d’équilibriste incertain, puis j’arrive à ressortir là où je voulais : sur les bords de l’Indre. Comme quoi de cyclocross est avant tout un état d’esprit, et pas besoin d’attendre qu’on le change en « gravel » pour être à la mode et s’aventurer dans les chemins de traverse. Bien sûr le vélo est maintenant tout dégueulasse, mais rien de grave, il en a vu d’autres. Je passe par le joli village de Rigny-Ussé sur une route redevenue propre et plate, au grains de bitume comme des diamants juste après la pluie, où même le vent s’essouffle. Une formalité pour atteindre Azay-le-Rideau, à une quinzaine de kilomètres.
Comme il n’y a pas de pointage et que le temps n’est limité, je fais l’impasse sur la pointe sud du département allant à la rencontre du Bas-Berry et du Poitou, et fille directement vers Loches. Tandis que la pluie semble s’épuiser, la quarantaine de kilomètres plate et monotone à travers champs commence à me faire regretter cet itinéraire ; puis vers la fin de l’étape, les bois refont leur apparition à Chanceaux-près-Loches… tout comme un camion absolument pas décidé à me laisser le passage, et sans même ralentir à l’approche de son stop. Trop tard pour m’arrêter, alors je relance dans un réflexe, et passe à deux doigts de finir écrabouillé sous l’engin. Décidément, même si le parcours est facile, cette sortie n’est pas franchement de tout repos… Je ne saurais jamais ce que fichait ce chauffard, pas gêné le moins du monde, peut-être trop absorbé par son téléphone ou une vidéo porno. Bref, j’atteins Loches les jambes un peu en coton pour la pause pointage et ravitaillement. Les deux tiers du circuit sont faits. Il n’y a plus qu’à remonter cap plein nord.
L’air du début d’après-midi est devenu doux sous le petit soleil automnal qui arrive à percer par moments. Tout en roulant, je me fais un festin de ma quiche achetée à Loches. Qui n’a jamais fait des centaines de kilomètres non-stop à vélo ne peut pas comprendre le bonheur tout simple d’une quiche froide engloutie en pédalant ! Je chemine en direction de Chenonceaux, sauf que c’était sans compter – encore une fois – sur des travaux de voirie. Les six ou septièmes, car je vous ai épargné les passages sans problème, tellement l’Indre-et-Loire semble prise d’une frénésie de pelleteuses. Manne financière de l’Etat ou d’un Oncle d’Amérique, département tombant en ruines ou budget à liquider dans l’urgence avant la fin de l’année ? Je ne sais pas, mais le fait est là : dans ce territoire de gruyère, tout comme moi à vélo… ça creuse ! Je me retrouve donc face à un panneau indiquant que le tablier du pont a été déposé pour plusieurs mois. Là non plus, je ne vois pas comment je pourrais passer. Pas le choix là, j’en suis quitte pour revenir sur mes pas. Et c’est parti pour un bon détour : traverser la Loire à Thoré, aller pointer à Chenonceaux où les vignes n’ont pas encore été récoltées, jeter un coup d’œil au château sur l’eau, puis repartir avec une heure de retard… que j’aimerais bien pouvoir regagner si je veux arriver à prendre mon train ce soir !
Je ne m’attarde donc pas pour repartir vers mon dernier contrôle de Château-Renault. Quelques gouttes refont leur apparition lorsque je traverse la forêt d’Amboise. J’arrive à ne pas me perdre en traversant la ville – c’est toujours ça de gagné en temps – puis je peine un peu dans le raidillon passant devant le vieux cimetière de Nazelles-Négron. Mais tout de même, petit détail amusant : pour traverser Amboise, devinez quoi ? Le pont enjambant la Loire est bien entendu en travaux… et comme cette fois les piétons peuvent passer, j’y vais aussi, même si ce n’est pas au goût de certains ! Une fois passé ce goulet, la route est toujours plate malgré quelques toutes petites bosses très roulantes. J’arrive donc facilement à Château-Renault où je suis intrigué par le monumental château d’eau se dessinant au loin sur les hauteurs de la ville. De près, l’édifice semble encore plus original et imposant, se prêtant bien à une petite pause photo avant de repartir une dernière fois, pour regagner la gare TGV de Villiers-sur-Loir.
La pluie a cessé, mais je la sens encore toute proche, comme la route détrempée le confirme. Encore une étape toute plate comme l’ensemble de ce circuit, où la nuit commence à s’installer en sortant de Houssay. Il me reste une dizaine de kilomètres à faire. Il y a beaucoup de passage en face ce vendredi soir. Beaucoup de bagnoles vrombissantes, mais beaucoup moins dans mon sens, heureusement. Rien à voir avec la tranquillité du milieu de nuit dernière, sur ce tronçon que j’ai emprunté la veille au départ. J’arrive à la gare TGV à la nuit tombée pour un retour – hélas – dans les nomes SNCF : une heure de retard et tout le trajet passé à tenir le vélo dans le couloir, en équilibre à côté des toilettes, malgré bien entendu le prix d’un billet avec supplément. Après avoir épluché mon billet dans tous les sens avec suspicion, les contrôleurs ne voient pas pourquoi je suis mécontent de payer plus cher du confort en moins… Vous avez dit service public ?
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Le parcours Openrunner N°8308937 réalisé : 325 km
La feuille de route détaillée
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